Double surprise : après J’ai tué ma mère et Les Amours imaginaires, Laurence anyways est un beau film, d’autant plus inattendu qu’il ne semble, a priori, renier en rien les propriétés pour le moins urticantes de ses deux prédécesseurs. Il faut saluer en cela l’entêtement de Xavier Dolan, qui, ne cédant par sur les marottes de jeunesse dont il avait jusqu’ici habilement, mais vainement, fait commerce, leur ouvre la voie d’une indéniable maturité. Pour mesurer cet écart, il suffit de suivre le trajet d’un motif dont Dolan, en trois films, a déjà fait une signature. Purement décoratif dans Les Amours imaginaires, ce motif revient ici en une obsédante et tragique ritournelle. Un corps est exposé comme sur un podium et sur lui, petite poupée, tombe au ralenti une pluie de matière : chamallows sur le chérubin des Amours imaginaires (en un simple plagiat de l’ouverture de Mysterious skin), ici vêtements, feuilles d’automne, poussière, ou plus simplement eau en trombes, pluie, neige. Pour retracer l’origine de ce déluge, peut-être faut-il revenir à J’ai tué ma mère, longer les buffets encombrés de bibelots hideux qui donnaient alors à Dolan des haut-le-coeur affectés, et comprendre que celui-ci, en fait, n’a pas totalement renié sa maman : devenu cinéaste, il fait collection de boules à neige.

Son style au fond, depuis le début, ne vise rien d’autre, déposant sur le chemin tracé par les films une suite de petits éclats d’intensité sous cloche, intensité à la fois extrême et dérisoire. Filmer tout comme une première fois (pas un geste chez lui, pas un événement qui ne soit traité en épiphanie) implique que rien ne se développe jamais, que tout est toujours à recommencer, qu’il faut juste, pour que le film continue, secouer de nouveau la boule à neige. Dans les deux premiers, c’était horripilant, parce que Dolan était lui-même au spectacle, s’étourdissant tout seul de cette effervescence promise à la stérilité d’un émoi juvénile – celui d’un tout petit enfant devant une boule à neige. C’est sûr, Dolan était déjà metteur en scène, et il ne se privait pas de le revendiquer, mais qu’avait-il à mettre en scène sinon sa mise en scène elle-même, piétinant les vagues sujets qui lui servaient de marchepied ? Deux ans de plus lui auront été nécessaires pour apprécier la mélancolie des boules à neige, et y puiser le sens tragique que paresseusement il s’était contenté, jusque-là, de recopier depuis ses manuels de romantisme moderne – deux ans pour comprendre qu’il lui fallait, tout simplement, filmer à l’intérieur de la boule à neige, c’est-à-dire aux côtés de ses personnages.

Quand le film introduit le couple qu’il va suivre sur près de dix ans, la pièce où on découvre Laurence (Melvil Poupaud) et Fred (Suzanne Clément) est envahie de poussière, saturée de fines particules qui flottent au ralenti et, reconduisant l’effet boule à neige, rappellent un peu les intermèdes de L’Amour à mort. La floculation, révélée par le contre-jour, est l’indice de deux choses. Qu’à l’image du film, la pièce est encombrée, et que pour soulever ces couches de poussière on a dû s’agiter beaucoup. En effet le couple sur le lit semble déjà épuisé, et aussitôt il reprend ses gesticulations, se joue en brassant beaucoup d’air la pièce hystérique de sa passion. Il faudra un moment pour comprendre que le film, en fait, ne célèbre pas cette hystérie, qui n’est qu’un bruit pour masquer autre chose. Et c’est quand le bruit devient trop fort, insupportable (parce que le théâtre passionnel se continue sous le vrombissement assourdissant d’un car wash, parce que Fred a pris de la cocaïne et parle encore plus vite, encore plus fort), que ce quelque chose se révèle. Laurence crève la bulle de bruit, demande sèchement à Fred de fermer sa gueule, il a quelque chose à dire qui doit être entendu. Ce quelque chose c’est un destin, que n’avait pas prévu le récit bruyant du couple : Laurence jouait en solo une autre comédie, il jouait l’homme alors que, depuis toujours, il se sent femme. Silence. La révélation, provisoirement, fait place nette, l’énergie est épuisée à nouveau. Pas pour longtemps.

Pendant les deux heures qu’il lui reste, le film s’en tiendra à ce programme, consistant à ne se saturer d’énergie et d’artifices que pour chercher, au somment toujours retrouvé de sa dépense, cette subite dépression. C’est un tout autre programme au fond que celui des Amours imaginaires, qui lui n’était qu’éruptif, jaculatoire, tandis que Laurence anyways ne se gonfle d’intensité que pour reconduire constamment la promesse de la mélancolie. C’est une épopée à plat, et en même temps un tour de grand huit : deux heures durant, le couple essaiera de conjuguer sa passion et la transformation de Laurence (qui, devenant femme, n’en reste pas moins amoureux de Fred), n’y parviendra jamais, y croira toujours. L’intelligence de Dolan ici est de se détourner presque entièrement du lourd sujet qui soutient a priori son récit (un éloge de la résistance à la norme, qu’il dresse bel et bien mais sans jamais céder vraiment à la tentation déclamatoire) pour s’en tenir aux sinuosités éternelles du récit d’amour fou. Lequel au fond ne s’appuie jamais, après Les Amours imaginaires, que sur un nouveau triangle amoureux, une sérénade à trois entre Laurence et Fred et Laurence. Avec le personnage de Poupaud (qui est vraiment excellent), Dolan filme un transsexuel comme un travesti, parce que c’est moins l’ « identité » que l’artifice qui l’intéresse – il n’est d’ailleurs fait aucun cas de la transformation proprement dite, laissée hors champ. Sur les traits de Laurence, la féminité ne s’invite qu’en l’espèce de signes outranciers, c’est une panoplie de femme, qui le déguise comme son couple se déguise des signes de la passion. Et des deux côtés (l’amour fou du couple et la transformation de Laurence), l’artifice est un remède provisoire mais toujours inefficace, parce que le vide à combler n’est ni d’un côté ni de l’autre, mais bien entre les deux passions (Laurence / Fred, Laurence / Laurence), qui sont irréconciliables.

Ce réconfort tragique de l’artifice et de la surcharge (de paroles, de tenues, de maquillage), le film les y accompagne, et son baroquisme extrême (décors, costumes, mise en scène, tous en profusion), ses constants éclats stylistiques, ne se donnent jamais pour eux-mêmes, jamais sans la pleine conscience de cette inévitable défaite. Costumes et musique, par exemple, semblent un temps ne devoir qu’à une coquetterie vintage, puisque le film traverse les années 90 – mais à part les mannequins des 3 Suisses, est-il vraiment possible de croire que quelqu’un un jour s’est vraiment habillé de la sorte, y compris au Québec ? Et puis la persistance absurde, autant qu’anachronique, de ces choix, confirme que le film a autre chose en tête. Qu’il s’agit plutôt de mettre en scène une sorte de cabaret des passions, dont le chatoiement n’est que le maquillage d’une profonde tristesse – comme semble grande malgré leurs rires la tristesse des vieux trans flamboyants qui recueillent Laurence, et règnent sur un cabaret sans spectateurs où le temps semble s’être arrêté.

Le récit triste et romantique de cette défaite, le film le suivra jusqu’à son terme, avec une insistance un peu volontariste. On peut le regretter, comme y invite une ultime séquence qu’on pourrait, en la regardant distraitement, prendre pour un épilogue (triomphe de l’amour fou, au prix d’un immense sacrifice) alors qu’elle n’offre qu’un prologue tardif, un flashback nostalgique (première rencontre, germes de l’amour fou à venir). On peut le regretter et fantasmer, à partir de là et de beaucoup d’autres choses, le grand film que Laurence anyways n’est pas, et que Dolan fera peut-être un jour. Pour l’heure, il faut saluer sans retenue cette mue, remarquable, d’un bimbelotier précoce en jeune et talentueux cinéaste.