Un jazzman romantique et passéiste (Ryan Gosling) rencontre une jeune wannabe actrice (Emma Stone). Ils s’aiment, s’encouragent, mais leur relation vient buter sur le mur des ambitions professionnelles. C’est avec cet argument singulièrement étroit que La La Land entreprend de réveiller l’âge d’or de la comédie musicale. Un homme, une femme et, entre leurs deux regards, un débordement d’amour jeté dans une mer de chants et de danses.

Si l’ambition est audacieuse, à l’heure où le décès du genre a déjà été prononcé, elle n’est pas surprenante de la part d’un cinéaste comme Chazelle, au vu de ce que défendait avec une bonne dose de rouerie son précédent film, Whiplash. L’idée, notamment, qu’il n’y a de jouissance et de liberté qu’au terme d’une discipline acharnée des corps et des affects. Que derrière la joie, comme assentiment intégral du présent, se terrent le féroce labeur des jours passés et l’apprentissage d’une discipline, avec ses codes et ses contraintes physiques. Cette obsession pour le travail et la force, Chazelle avait eu cependant suffisamment de malice pour la faire passer derrière l’éloge de l’emballement et de l’improvisation. Soit exactement cet art de l’enchantement que fut à son apogée la comédie musicale hollywoodienne : une discipline infernale des corps résorbée dans des sommets d’élégance, une manière éclatante de faire vivre ses artifices à travers une pure explosion musicale de sentiments. Autant dire qu’il y a là comme un terrain naturel pour le cinéma faussement libéré de Chazelle, hanté par un idéal de perfection rythmique.

Reste que les harmoniques du classicisme hollywoodien se sont éventées avec la fin de l’ère des Studios. Qu’il n’y a plus ni corps ni instruments pour en rejouer la partition, laissant toute tentative contemporaine se heurter à un pur souci performatif, au risque de faire suinter l’huile de coude à travers tous les pores du films. Risque auquel n’échappe pas La La Land dès son entame, entièrement occupée par un plan séquence qui voudrait rendre hommage à Demy mais reste écrasé par son volontarisme et sa recherche de l’épate. Et, de fait, toute la première demi-heure du film n’est qu’une débauche criarde de couleurs et de rythme, convoquant une grâce oubliée en la hurlant à l’oreille du spectateur. Chazelle tombe dans le piège de la performance, se dépensant en pure perte pour fabriquer des bulles d’apesanteur à coups de travellings filés et de sauts de cabri. Heureusement, cette pesanteur de la légèreté vient vite buter sur les corps de ses deux comédiens, leur très contemporaine raideur se montrant rétive à prolonger plus longtemps l’hystérie en roue libre de son musical. Disons-le simplement : Ryan Gosling et Emma Stone dansent comme des patates, et c’est heureux.

Car dans ce paradoxe qu’il y a à vouloir retrouver la formule d’une poésie passée avec la prose des corps contemporains, le film va très vite puiser le motif d’une peine discrète et emballer toute son histoire sous le sceau d’une puissante mélancolie. À peine dansées, à peine chantées, les séquences qui suivent la rencontre amoureuse transforment le film en une comédie romantique où le temps serait compressé musicalement. Non pas que Chazelle abandonne tout à fait l’idée de faire une comédie musicale, mais cette dernière passe alors comme l’évocation d’une magie perdue, redoublant la nostalgie d’un amour voué à s’éteindre. Ce que chantent  et dansent Ryan Gosling et Emma Stone est moins l’expression directe de leur sentiment que le rappel d’une époque où il était encore possible de le faire. Tout La La Land devient alors une immense toile crépusculaire dont les tons mauves recueillent le sentiment qu’une grâce a été perdue, et qu’il va falloir vivre avec les temps présents. Le film redouble ainsi esthétiquement les motifs de l’amour impossible, impossible au sens où sa puissance est la cause même de sa perte dans un monde de la séparation, entre les ambitions de chacun, entre les temps du passé et de l’avenir.

Une fois encore, donc, Chazelle fait passer dans son film l’envers exact de ce que celui-ci prétend défendre. Non pas la beauté éternelle des comédies musicales mais la sensation tenace de leur perte irrémissible. Non pas la grâce de l’amour, mais sa dissolution dans les vapeurs du temps. Non pas le refuge gentiment zinzin du « Lalaland » (expression américaine) mais l’amertume où vous plonge la réalité. Ce faisant, son film a bien moins à voir avec le manifeste des beautés du classicisme hollywoodien qu’avec la ténébreuse mélancolie de sa modernité. En évoquant Donnen ou Minnelli, Chazelle, au fond, retrouve la formule du New York New York de Scorsese ou bien de Nos plus belles années de Pollack. Son talent, qui n’est pas rien, est de la faire passer avec un réel éclat et un sens du tempo parfaitement séduisant. Comme cette manière de déposer son spectateur sur le seuil d’un regard échangé et d’une note de piano finale, à l’orée des larmes.

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