Reparti du dernier festival de Cannes avec une Palme d’or, Kechiche aura, cette fois-ci, mis tout le monde d’accord. C’est que le film, loin de se réduire au brûlot sexuel annoncé, se révèle en consensuel portrait de jeune fille, feutré parfois jusqu’à la langueur. Un portrait esquissé en deux chapitres, cueillant la jeune Adèle au lycée pour la laisser des années plus tard en jeune institutrice marquée au fer de sa passion amoureuse pour Emma, une artiste peintre plus âgée. Que cette passion soit homosexuelle n’a pas d’autre effet ici que d’accentuer un instant l’isolement affectif du personnage. Car La Vie d’Adèle est une chronique sentimentale indifférente à l’objet amoureux, qui préfère suivre son personnage au gré des premiers tremblements de la chair jusqu’aux désillusions du couple. De la marche énergique ouvrant le film à la déambulation défaite qui le clôt, c’est un peu de l’énergie juvénile qui se fane devant la caméra, un bouquet d’illusions qui s’envole une fois épuisé tout le suc d’un amour flétri. Kechiche s’y fait l’observateur attentif d’une amoureuse, qui s’affranchit de l’enfance par l’expérience fondatrice de la perte.

Cette peinture-là, animée par la glaise mouvante du seul visage de son modèle (et aussi, disons-le, par la statuaire de ses fesses selon un raccourci habituel chez le cinéaste), dessine comme l’envers de la Vénus noire qui irradiait d’une énergie morbide son précédent film. Là où ce dernier avait divisé, La Vie d’Adèle rassemble. Car si le film recueille avec une même obsession, sur sa toile de peau et de larmes, le récit d’apprentissage d’une jeune femme, il le fait en mesurant la portée du martyr qu’il peint. Non plus celui d’une esclave asservie aux regards des autres (et donc au nôtre), mais l’expérience commune de la fin d’un amour. De là, un film séduisant, mais dont l’apaisement de surface révèle aussi des faiblesses. Film sur la jeunesse et ses élans, La Vie d’Adèle s’étire parfois laborieusement faute de vouloir filmer le contre-champ d’un visage amoureux. C’est cette dévitalisation qui mérite d’être interrogée tant elle tranche dans le cinéma éruptif de Kechiche. Elle scinde le film en deux, entre ses éclats émotionnels et ses notations sociologiques, comme si l’on avait démonté les rouages de la manière Kechiche. Car ce cinéma-là a toujours été mû par un couple de forces, articulant le spectacle de la vérité à la vérité du spectacle.

Le spectacle de la vérité, c’est la méthode naturaliste qui veut rabattre les émotions de l’acteur sur celle du personnage, en quête d’une fusion vériste de leurs corps et de leurs affects. Dans cette recherche d’indistinction, le jeu des comédiens se déploie forcément comme une épreuve. Les tâches qui viennent pigmenter la gorge pâle de Lea Seydoux au cours d’une scène de dispute en sont comme le dépôt : une peau qui rougit est une vérité de plus offerte à l’écran. Et la vérité la plus forte serait donc celle du personnage principal, puisqu’il est de tous les plans. Adèle est ici un modèle, c’est à dire autant le fantasme de son auteur que la comédienne qui l’incarne, Adèle Exarchopoulos, avec sa bouche éclose, ses fluides lacrymaux et ses joues empourprées. La comédienne rejoint la lignée des jeunes filles découvertes par le cinéaste pygmalion : c’est un corps de chrysalide jeté sous les feux croisés de ses caméras afin d’en observer méticuleusement la mue. La méthode devient une expérience limite de peeping tom ou de laborantin, et révèle le complexe contrat éthique noué à l’occasion de tout spectacle.

Or, la force des films de Kechiche était jusqu’ici de propulser dans le cours même de leur récit cet œil affamé. Ses héroïnes jouaient devant des spectateurs avides de leurs chairs, comme les modèles dressaient leurs corps devant nos ombres de spectateurs. Lydia dans L’Esquive, Rym dans La Graine et le mulet, Saartjie dans Vénus noire, toutes montaient sur une scène pour focaliser l’attention des regards. Cette vérité obscène du spectacle a progressivement grandi chez Kechiche en une martyrologie terrifiante. C’était là toute la force de Vénus noire, film mal aimé parce que mal aimable, et rongé par le paradoxe entre l’obscénité qu’il dénonçait et celle qui s’accusait dans ses formes mêmes. On peut comprendre alors que les conditions de ce spectacle aient poussé en dehors, jusqu’à faire l’objet d’une polémique un peu vaine. Reste que le cinéaste ne pouvait creuser plus loin cette question dans son cinéma. Et qu’il a donc reculé en évacuant tout contrechamp au visage filmé, pour régler sa démarche naturaliste sur une approche plus simple : dévoiler une psyché en filmant un corps.

Mais à circonscrire son cadre sur le seul visage de sa comédienne, il réduit parfois sa mise en scène à une éthologie sommaire. Les scènes les plus réussies du film sont une fois de plus ces scènes de joute verbale où les sentiments affleurent violemment à la surface. Les touchantes maladresses d’un regard pris dans un jeu de séduction, la passion amoureuse brisée qui s’échappe en longs hoquets de larmes, sont toujours bouleversantes à voir. Mais cette révélation d’une subjectivité n’advient qu’à travers un tumulte de voix. C’est que Kechiche n’est jamais aussi fort que lorsqu’il observe son personnage au sein d’une collectivité qu’il a pris soin de filmer. Dans La Vie d’Adèle, cette collectivité ne forme plus qu’un arrière-plan didactique. Seul dans le plan, le visage d’Adèle ne révèle plus de secret. Le cinéaste recourt alors à des artifices si pauvres qu’ils tranchent péniblement avec ses ambitions : filmer littéralement un fantasme (et rompre le contrat naturaliste) ou bien remplir le cadre d’une écriture sociologique très scénarisée. Le film souffre ainsi, vers sa moitié, de n’être plus qu’illustratif, comme si son moteur calait. Les scènes de dîners et de fêtes se suivent en miroir, passant de la bienveillante maladresse des gens simples à la violence poudrée de la bourgeoisie, c’est à dire d’une idée reçue à une autre.

Cette typification sociologique du cinéma de Kechiche était jusqu’ici contenue par l’énergie de la scène. Autrement dit : son réalisme social cheminait avec la vigueur du théâtre, élevant l’un par l’autre. Mais ces deux versants sont ici comme séparés, faisant du film un étrange projet désarticulé entre son inscription réaliste et son horizon obscène. L’obscénité du film, toute entière contenue dans deux scènes de représentation sexuelle crue, forme ainsi une parenthèse esthétique, et se révèle finalement sans enjeu. Significativement, une de ces scènes se produit après une visite au musée, manifestant une relation de continuité entre la statuaire des corps de marbre et la chair des deux amantes. Le corps n’est alors plus le signe de rien, entièrement pétrifié dans la beauté de ces scènes tableaux. Son épuisement devient une  performance vide, au risque de sa réification en simple objet esthétique.

Cette dépense pourrait être en pure perte si elle ne faisait écho, justement, à la passion d’Adèle. C’est là que le film retrouve un peu de sa vitalité, dans cette énergie amoureuse qui se révèle sans retour. En renouant avec son personnage, le film abandonne ses effets scénaristiques. Le portrait, toujours sensible mais parfois figé, y retrouve alors la couleur chaude d’un désir consumé en vain, brûlant dans les entrailles d’un corps opaque comme un bouillon de larmes séchées. Ce déséquilibre du film, entre le statisme de son trait et la passion de son héroïne, tient certainement à la nature du projet. Un projet dont on peut repérer l’archéologie dans une scène du film précédent, quand un des savants chargés d’étudier la Venus noire prenait le temps de réaliser son portrait en jeune femme. En quelques coups de crayon, posés dans un paysage bucolique, il révélait enfin la subjectivité de Saartjie. Le temps de cette esquisse était comme une suspension de son martyr par les puissances de l’art. Et c’est ce portrait de jeune fille qu’à son tour Kechiche a voulu réaliser, quitte, parfois, à perdre un peu de la force de son cinéma.