Dans cette Tourneuse de pages, un symptôme d’un cinéma français qu’on croyait enterré depuis les années 80, disons entre Chabrol période Masques (pour le meilleur) et l’heure de gloire de Pierre Granier-Deferre (le pire évidemment) : le thriller champêtre à forte valeur sociale ajoutée. Au menu donc, sexualité refoulée contre naturalisme faussement bonhomme, lutte des classes contre musique classique, boucher contre pianiste. Selon Denis Dercourt, sujet vaguement remarqué ces dernières années qui passe ici la vitesse supérieure, l’heure est venue de faire sortir l’ogre du Sciences Po qui est en lui. Le cinéphile aussi, quitte à contester la suprématie du parangon du genre, Mikael Haneke, entre classicisme à sang froid et postures bourgeoises inconscientes.

Dans La Tourneuse de pages, le scoop sociétal n’est jamais loin. L’élite bourgeoise concentre les pouvoirs et s’en octroie évidemment le prestige (Mercedes, maison de campagne, piano à queue noir lamé), mais elle a peur, terrifiée par cette classe ouvrière dégoûtante dont la colère miséreuse finira bien par exploser. Il n’en reste pas moins connu (au moins depuis Germinal, c’est dire la fraîcheur des informations) que le prolo est animé d’une sexualité débordante, qui ne manque pas de fasciner la classe dirigeante et in extenso de causer sa perte. Cet être bi-goût est évidemment la fameuse tourneuse de pages, fille de boucher traumatisée par un échec au conservatoire de piano. Devenue pubère et accessoirement blonde hitchcockienne, elle a abandonné la musique mais pas la femme qui l’a recalée dix ans plus tôt, une pianiste de renom (Frot) bien ébranlée par un accident de voiture. Liaison fatale se profile mais chut, il ne faut pas le dire.

L’atout de Dercourt réside dans son casting, qui parvient par instants à délayer le déroulé du film, condamné à une exposition théorique aussi implacable que faiblarde. On pense surtout à Déborah François (L’Enfant des Dardenne) qui trouve dans le figement et l’arrogance une densité de jeu bluffante. Sa présence en est presque corrosive comme si la pellicule se trouait sur son passage : elle donne corps à la violence rentrée avec un degré de virtuosité que ne tient pas le film, toujours interdit face à la performance, réceptacle mou qui ne se l’avoue pas. A l’incarnation de l’actrice, Dercourt ne répond que par une violence pré-fabriquée : la schématisation sociale dont il semble très fier, le découpage d’un enregistrement de concert en thriller spongieux, des couleurs froides (bleu de la piscine, de la salle de musique) cadrées collet monté. Ce n’est pas tant la rigidité du film qui pose problème, mais sa marge de manoeuvre lilliputienne. Par quelques rares mouvements d’appareils, la forme a ceci du maniérisme nain, hanté par le risque, pétri par l’autosatisfaction.