Que valent aujourd’hui les récits de John Le Carré, vingt ans après la chute du mur ? L’écrivain remarquait lui-même que l’époque post-guerre froide, avec sa multiplication de foyers d’instabilité, n’avait jamais été aussi propice aux histoires d’espionnage. Si d’autres l’ont compris avec lui, de John Boorman adaptant la fantaisie macabre du Tailleur de Panama à la furia esthétique de Paul Greengrass avec la série des Jason Bourne, le suédois Tomas Alfredson préfère s’en tenir à un récit congelé pendant les années de Guerre Froide. Ce faisant, le cinéaste qui s’est fait connaître avec Morse, son précédent film, manifeste son peu d’intérêt pour les enjeux contemporains, plus soucieux de poser son regard sur une matière déjà bien datée.

La Taupe est donc l’adaptation d’un roman de John Le Carré paru en 1974 et qui suit l’enquête de Smiley (personnage récurrent déjà entraperçu dans L’Espion qui venait du froid de Martin Ritt), pour démasquer le traître opérant à l’intérieur du MI6, le service de renseignement anglais. Ici s’arrêtent tous les nœuds d’une intrigue finalement assez simple, qui se borne à suivre l’enquête d’un petit homme gris débusquant d’un pas mesuré et grabataire l’agent double qui a noyauté la direction du service. Bien sûr, comme un aveu implicite de ce qui motive un tel projet, la taupe s’avère être le seul personnage aimable et séducteur d’un film qui coud invariablement le même rictus contrit sur chaque visage d’acteur. A l’image de Smiley qui n’a de sourire que le nom, tout ici respire la gravité sépulcrale des sombres affaires du monde dans lesquelles les soldats de l’ombre viennent plonger leurs mains sales. La Taupe part alors de ce cliché constitué dès les années cinquante autour du film d’espionnage pour y apposer sa griffe visuelle contemporaine : cadrage en scope, photographie désaturée, design sonore, lenteur des déplacements optiques et enflure du détail signifiant. De cette figure de l’espion fixée par les premières adaptations de Le Carré, Alfredson fait le choix de ne rien toucher, persuadé qu’aucune image ne doit être bougée ou actualisée et qu’il s’agit au plus la magnifier à l’échelle de ce qu’il se représente être le septième art : un écran large sur lequel seraient projetés des corps morts.

Tout entier concentré sur la composition léchée de ses chromos retro, le cinéaste oublie donc de travailler le genre auquel il croit rendre hommage. Nul double fond dans ce film, ni sur le plan de la parole et des consciences, ni sur celui des images et des représentations. A la nature duplice du langage, Tomas Alfredson oppose la clarté des intentions de chacun des protagonistes, vaillants patriotes sans amertume ni dissimulation, et que déstabilise au plus un brin de sentimentalité britannique, soit ce qu’on imagine de l’amour quand il porte une veste de tweed. Le langage n’étant le véhicule d’aucune trahison, le film n’enregistre aucun doute ou trouble identitaire. Un renseignement est toujours exact, les fausses pistes n’existent pas et même le traître n’a pas l’occasion de mentir. Tout ce qui est dit est vrai, comme tout ce qui est montré n’est que l’illustration de faits avérés. Les images du film, y compris les flashbacks, se donnent comme une représentation exacte d’un monde objectif. C’est au final un contre sens pour ce cinéma de la littéralité quand il s’empare d’un genre voué par nature à démasquer les fondations idéelles (parce qu’idéologiques) du réel. Le film ne conserve alors du mystère plus que ses aspects atmosphériques : chaque plan est l’occasion d’un léger travelling ou zoom avant et la majorité des cadres accroche un élément de décor comme si tout ce petit monde inquiet devait être scruté de loin. Cinéma de décorateur et d’enluminures photographiques, l’œuvre de Tomas Alfredson qui se met en place n’est ni plus ni moins que celle d’un taxidermiste doué : après les vampires de Morse, La Taupe ne s’avère au fond que l’occasion de filmer avec un indéniable talent visuel des figures momifiées. A l’heure où Hollywood célèbre, avec The Artist et Hugo Cabret, un cinéma de grenier, nul doute que le cinéaste suédois a d’ores et déjà gagné son ticket pour la Californie.