L’espace d’une semaine, le festival transforme La Roche sur Yon en Sundance lilliputien, laissant s’installer dans son quadrillage de rues une ambiance de fête de quartier inhabituelle pour cette morne commune du Bas Poitou, d’ordinaire aussi festive que, disons, une unité de soins palliatifs dans une banlieue lithuanienne. Le succès de l’édition de cette année n’était, à l’évidence, pas étranger à la présence de l’invité d’honneur Vincent Lindon. Blindée, sa master class prenait des airs de tribune politique, Lindon endossant sans surprise le rôle qui lui allait si bien dans le Pater d’Alain Cavalier. Parallèlement, la rétrospective Noémie Lvovsky offrait de réévaluer une filmographie loin d’être honteuse, à condition de s’en tenir aux dix premières minutes de ses deux premiers films.

Voyage, voyages
Les voyages, c’est bien connu, forment la jeunesse. Et l’air du temps semble au road movie, tant étaient nombreux les films embarqués sur le chemin d’une quête initiatique. À commencer par Güeros, d’Alonzo Ruiz Palacios, mention spéciale du jury et Prix des lycéens. Cette rocambolesque équipée dans Mexico nous trimbale d’une cité HLM à un campus en grève en passant par un ghetto coupe-gorge, au fil des péripéties d’un trio de pieds nickelés : un beau gamin turbulent, son grand frère chez qui sa mère l’a renvoyé et un coloc’ déconneur. Peu concernés par l’activisme politique, tous trois partent ensemble à la recherche d’Epigmenio Cruz, chanteur culte qui “a fait pleurer Bob Dylan” et qui a bercé leur enfance. Ils embarquent dans leur virée la fougueuse porte-parole des grévistes, qui loupera le coche de la révolution mais tombera amoureuse du frangin. Filmé dans un noir et blanc léché et avec une vitalité très Nouvelle Vague, Güeros épouse la mythologie de la ville – ségrégation sociale, révoltes estudiantines de 1999 – avec un mélange de réalisme frondeur et de poésie hallucinée. L’une des répliques du film est un teaser à elle toute seule: “Putain de films mexicains. Ils engagent quelques vauriens, les filment en noir et blanc et prétendent faire des films d’art.”

On the road again, mais en solitaire cette fois, avec Poet on a Business Trip, de Ju Anqi, tourné il y a plus de dix ans mais monté seulement en 2015. Le film, entre documentaire et fiction, retrace en noir et blanc low-fi le périple d’un jeune poète au nord du Xinjiang, région autonome à la lisière de la Mongolie, de la Russie et du Kazakhstan. Ponctué par les seize poèmes écrits le long de cette errance, ce Permanent Vacation à la chinoise suit son personnage en quête d’inspiration au fil de ses rencontres. Filmé de manière crue et sans la moindre esthétisation, le voyage apparaît ici comme échappatoire à un profond malaise existentiel, qui ne se dissipe que dans l’ivresse ou le sexe tarifé. D’une mélancolie sans rémission, ce poète neurasthénique ne croise la route que d’êtres tout aussi paumés que lui, au cœur d’un paysage rarement vu à l’écran : celui d’une région désertique et économiquement sinistrée, où vivotent tant bien que mal les Ouïgours. Si le film est passionnant d’un point de vue anthropologique, son rythme atone n’en demeure pas moins assez plombant.

Aux antipodes géographiques autant que stylistiques, The End of the Tour, de James Ponsoldt, met en scène la rencontre entre David Lipsky, journaliste de Rolling Stone, et l’écrivain David Foster Wallace en 1996, alors qu’arrive à son terme la tournée promotionnelle de son grand œuvre, Infinite Jest. Prototype du film Sundance, sa réalisation ne saurait être plus opposée à la vision de l’écrivain : tout ici n’est que convention, platitude et volonté de « faire vrai », sans réussir à jamais suggérer la grandeur littéraire de Wallace. Le film se focalise avant tout sur l’ambition du reporter qui cherche à se mesurer à son mentor en jouant avec lui au chat et à la souris, tout au long d’une battle d’egos assez piteuse où les filles se contentent de jouer les figurantes. Dès qu’il s’agit d’aborder la question de la littérature, le film bat en brèche, esquivant le sujet pour mieux rebondir sur le décorum, et osant même finir sur l’image d’un Foster Wallace dansant hilare au ralenti, comme un bon gros nounours tout-fragile-à-l’intérieur. Tout ici respire cette civilisation du divertissement que Wallace avait si précisément disséquée, faîte de bons sentiments et de pensée simpliste, typiques de l’indie-mondialisation.

Au théâtre ce soir

Nouvelle comédie de Noah Baumbach, Mistress America fait heureusement oublier l’exaspérant While We’re Young. Le postulat en est simple : une jeune fille timorée de 18 ans, romancière en herbe qui peine à s’intégrer à son campus new yorkais, tombe en admiration devant sa future belle-sœur, incarnée par l’irradiante Greta Gerwig, qui est à Baumbach ce que Diane Keaton fut à Woody Allen. Cette belle-sœur fantasque, exaltée à l’idée d’ouvrir un café « où l’on coupe aussi les cheveux », devient sa muse et le personnage principal de sa première tentative littéraire. Mais le bât blesse lorsque celle-ci l’entraîne chez l’un de ses ex, richissime entrepreneur marié à une ancienne amie à elle, dans l’optique de financer son projet. Si le film démarre sur les chapeaux de roue (avec une bande-son où l’on croise OMD, Suicide et Dean Wareham), sa mécanique loufoque s’enlise dans un dernier tiers qui vire franchement au vaudeville. Derrière l’effervescence comique de ce nid de vipères s’immisce néanmoins une certaine noirceur, qui en dit long sur la cruauté des rapports humains et la férocité individualiste.

Transposer le théâtre classique dans un contexte contemporain, c’est la mission que se sont fixés, chacun à leur manière, Michael Almeyreda et Vincent Macaigne. Calamiteuse adaptation de la pièce de Shakespeare, Cymbeline (Anarchy en VO, rien que ça) ne mérite pas qu’on s’y attarde. Almeyreda – dont on découvrait aussi le dernier film, Experimenter, autrement plus stimulant – donne ici dans la modernité cosmétique, s’encombrant de signaux tape-à-l’oeil (Mac, iPhone, iPad, tee-shirts Che Guevara, gang de bikers… tout y passe), manière sans doute de compenser l’ineptie du propos. Et ce, malgré un casting haut de gamme (Ethan Hawke, Ed Harris, Mila Jovovich) qui laisse perplexe. Mais pourquoi se sont-ils fourrés dans une telle galère?

Plus inspiré et moins idiomatique, Macaigne s’en sort mieux avec son Dom Juan et Sganarelle. Commande d’Arte, l’adaptation avait pour contrainte de ne rien toucher du texte originel et de n’utiliser que des acteurs de la Comédie Française. Les scènes les plus réussies sont celles qui capturent les protagonistes dans un espace à la mesure de leur démesure – qu’il s’agisse d’un lac, d’une forêt ou d’un hôpital désaffecté. On songe alors à un croisement entre Zulawski et les scénographies de Jan Fabre. N’en reste pas moins que sa frénésie baroque, qui se voudrait transgressive (tatoué des pieds à la tête, Dom Juan se trimballe le kiki à l’air, se met la race dans les teufs parisiennes, pisse sur un crucifix et bouffe du kebab à pleine pogne), est aussi shocking qu’un joint dessiné sur une photo du Pape.

Hystérie collective

Zulawski, puisqu’on en parle, fait son retour après quinze ans d’absence avec une adaptation de Cosmos, roman immensément bizarre et perturbant de Gombrowicz écrit en 1965. Fidèle à l’esprit du livre, qui semblait pourtant inadaptable, le film (prix de la mise en scène à Locarno) est un objet difficile à cerner, mais qui captive par son extrême singularité. Thriller métaphysique traversé par un faisceau de perversité qui contamine tous les personnages, Cosmos est difficilement résumable tant il procède d’une forme délibérée de confusion – d’aucuns diront d’hystérie, puisque c’est la spécialité maison. Le sépulcral Witold, flanqué de son comparse Fuchs (un fashionista analphabète qui ne jure que par les défilés), vient séjourner à la montagne dans une pension de famille tenue par un couple d’excentriques : Sabine Azéma, harpie grimaçante qui se pétrifie à tout bout de champ, et Jean-François Balmer, dandy aux soliloques imbitables. Dès son arrivée, il découvre un moineau pendu à un fil, façon signe de mauvais augure. Tandis que son séjour se prolonge, il tombe raide dingue – et il y a de quoi – de leur fille Lena, beauté vénéneuse dont la bouche rouge vif le trouble autant que la lèvre difforme de la femme de chambre. Dans le même temps, d’étranges indices sont disposés sous ses yeux et semblent former un puzzle cryptique. Serait-ce une carte du tendre en relation directe avec le désir qu’il éprouve pour Léna ? Mais qui peut bien en être l’auteur ? A défaut de réponse, Zulawski ne se prive pas de régler ses comptes, vomissant Sartre et célébrant Pasolini, entre deux auto-citations (“L’Important, c’est d’Aimer, c’est vraiment un titre de merde!”, s’écrie Balmer). Tout dans le film est disruptif et incongru, saccadé et amputé (y compris la bande son, une muzak de restau turc qui s’interrompt abruptement toutes les dix secondes), ce qui déclenche régulièrement des rires francs, mêlés d’inquiétude et de stupéfaction. En remontant à la source même du désir et au dérèglement cognitif instauré par la passion, Zulawski a trouvé l’équation la plus étrange qui soit.

Tourné à l’aide d’un iPhone 5S équipé de lentilles anamorphiques et avec un budget de 100 000 dollars, Tangerine, de Sean Baker (Grand Prix Nouvelles Vagues et carton plein à Sundance) nous plonge 24 heures durant (par chance, le film n’en dure qu’une et demie) dans la vie de deux prostituées transgenre, Sin-Dee et Alexandra, qui écument les trottoirs d’un quartier de L.A. Fraîchement sortie de prison, Sin-Dee lance une expédition punitive contre une rivale, qui lui a fait l’affront de sortir avec son mec. Nous voilà embarqués, steadycam à l’épaule, au cœur de leurs embrouilles de mecs, de mac et de crack, tandis qu’un chauffeur de taxi arménien, qui en pince pour Sin-Dee, ajoute sa voix à l’hystérie ambiante. Le film a beau faire preuve d’une énergie électrique (tout le monde en fait des caisses, comme l’impose la charte drama queen), on se fatigue vite de ses grands angles intempestifs, de ses filtres jaune-orange criards et de ses couleurs saturées. Et comme si ça ne suffisait pas, la bande-son assène le coup de grâce (EDM et trap à blinde presque tout du long). Ce “ joyau underground tourné à l’arrache” a tout de même un mérite, celui de mettre à mal le cliché du film d’auteur taiseux et compassé. Et l’on prédit une belle carrière à son auteur dans l’industrie (lourde) du divertissement.

Autre étendard d’un cinéma de l’excès, le dernier Sono Sion faisait figure de chien dans un jeu de quilles. Passé maître dans l’art de transfigurer le film de genre, le réalisateur qui tourne plus vite que son ombre (pas moins de sept films à son actif en 2015) s’en donne à cœur joie dans Tag, où des college girls, poursuivies par une entité surnaturelle, se font littéralement couper en deux. Ce qui pourrait n’être qu’un énième film bis calibré pour l’Etrange Festival se change en parabole métaphysique, convoquant la physique quantique et les multivers, mais aussi réflexion sur la condition de la femme au Japon et sur le passage à l’âge adulte. Le plus punk et le plus girl power des réalisateurs japonais met un point d’honneur à réduire en miettes toute forme de rationalité dans cette course-poursuite émaillée de gore cartoonesque, de travellings lyriques et de plans aériens (merci les drones), où l’héroïne change d’identité à chacun de ses passages dans une dimension parallèle. Se réappropriant certains codes du jeu vidéo (l’alternance d’un monde à l’autre), Sono Sion a concocté une farce cauchemardesque d’où l’on ne s’échappe jamais, et où la violence se déchaîne sous des formes toujours plus insensées. Aussi frénétique qu’inventive, la mise en scène ne se refuse aucun excès, faisant jaillir une poésie nihiliste de ses geysers d’hémoglobine. Sommes-nous intégralement conditionnés par la société ? Sommes-nous condamnés à subir des vies pré-programmées que nous n’avons pas choisies ? Tels sont les questionnements qui jalonnent ce sprint psychédélique, comme un feedback lointain de Suicide Club, où la mort auto-administrée faisait déjà figure de geste libertaire.

Etats du monde

Sous une forme diamétralement opposée, c’est le même genre de questionnements auquel se confronte Le Grand Jeu, premier long-métrage de Nicolas Pariser après plusieurs courts remarqués (La République, Agit Pop). Excellente surprise, le film prend l’alibi d’un thriller d’espionnage inspiré de l’affaire Tarnac pour dériver vers une histoire d’amour impossible, sur fond de manigances politiques et de désillusion générationnelle (prend ça les nineties!). Impeccable dans le rôle d’un écrivain has-been, Melvil Poupaud fait la connaissance d’un homme de l’ombre (Dussolier en barbouze d’une exquise sournoiserie). Moyennant une somme rondelette, il se retrouve en charge de rédiger un pamphlet gauchiste signé sous pseudonyme, dans le but de mettre en péril le ministre de l’Intérieur. Démasqué après la publication du livre, il trouve refuge auprès d’une jeune femme proche de la nébuleuse gauchiste, qui l’héberge dans un fief autogéré à la campagne sans soupçonner son activité de nègre politique. Passionnant dans sa manière de river l’intrigue à une réflexion existentielle (Pariser explique s’être inspiré d’un roman de Conrad, Sous les Yeux de l’Occident), Le Grand Jeu s’acquitte de dialogues remarquables et d’une mise en scène d’un classicisme inspiré, placée sous le haut patronage de Rohmer, Chabrol et Melville. Un film ambitieux et d’une grande clairvoyance, malgré un léger dénivellement dans sa seconde moitié.

Grand prix du jury, le majestueux Bella e Perduta convie à arpenter les routes d’une Italie rurale, porté par une voix off qui nous relate la vie de Tommaso Cestrone. Modeste berger, ce dernier a consacré une partie de sa vie à veiller sur le somptueux palais de Carditello. Décédé au cours du tournage, alors que le film devait initialement lui être consacré, c’est sa mémoire qui est convoquée, mais aussi la mémoire d’une Italie perdue dont ne subsistent que des vestiges. A sa mort, qu’on devine liée à la Camorra, c’est la figure de Polichinelle qui prend symboliquement son relais et s’occupe alors de son bufflon, dont le film adopte ponctuellement le point de vue (oui, c’est le premier film en bufflovision). C’est alors toute l’histoire de l’Italie, mêlée aux souvenirs du cinéaste, qui refait surface tandis que Polichinelle prend la route avec le jeune buffle, tentant de le préserver d’un funeste destin – celui qui le mène à l’abattoir. A la fois fable poétique et allégorie politique, gravée dans un marbre pasolinien, le film est éblouissant de lyrisme. On y respire la terre comme jamais, envoûté par la beauté incandescente des paysages de Campanie.

Enfin, l’immense fresque que constitue Homeland – Iraq Année Zéro (en salles le 10 février 2016), de Abbas Fahdel, était projeté en séance spéciale. D’une durée de près de six heures, ce documentaire-fleuve dépeint le quotidien de la famille du cinéaste à Bagdad, avant et après la guerre. Le premier volet (“Avant l’Automne”) se déroule au début de l’année 2003, alors que la famille se prépare aux bombardements américains, dans une atmosphère presque euphorique en dépit des circonstances. Mais le rire ne sert qu’à désamorcer la peur et la tension qui s’instaurent de jour en jour, tandis que Saddam Hussein multiplie les apparitions télévisées pour rassurer son peuple. Le deuxième volet (“Après la Bataille”), tourné à un an d’intervalle, dépeint le chaos une fois qu’Hussein est tombé et que les troupes américaines se sont implantées dans le pays. La puissance du film repose à la fois sur la force historique  de son témoignage et son amplitude romanesque, en retraçant cette tragédie à la façon d’une saga familiale, avec des personnages récurrents auxquels on s’attache comme s’il s’agissait de nos proches. Mais aussi sur sa façon de redistribuer la dignité à tout un peuple, en donnant à voir de l’intérieur ce que signifie la survie au quotidien, dans une ville en ruines où règnent les gangs et les milices fondamentalistes. Une ville où l’on continue à rire, à s’aimer, à tenter de vivre malgré tout, comme en témoigne l’attachant Haidar, neveu du cinéaste et “héros” du film, mort à 12 ans sous les balles d’un sniper dans un plan final qu’on n’est pas prêt d’oublier.