Par où prendre La Question humaine, le nouveau film de Nicolas Klotz et son beau titre aux accents antelmiens ? D’abord dire que le film ne ressemble à rien de ce que fait le cinéma français dans son régime général. Ambitieux, habité, rongé par la fameuse « inquiétante étrangeté » freudienne par où tout se dérègle, le Klotz rejoint les grands films-comètes et sans descendance – La Vie nouvelle, Adieu, L’intrus – qui traversent parfois le ciel gris et blanc d’un cinoche hexagonal de salon définitivement gagné à la chronique naturaliste plate. Ensuite, préciser que cette « distinction » lui sera reprochée à coup sûr. D’abord, parce que le film traite de grands sujets – le pouvoir, la mémoire, la Mort, la maladie – sous une forme haute et sophistiquée et que ce doublé grand sujet / grande forme suscite souvent l’hostilité sous les noms de « grandiloquence », « intello » ou autres vocables d’oiseaux. Ensuite, parce que les deux thèmes qu’il croise – d’une part, la culture d’entreprise, de l’autre la Shoah et sa réminiscence fondamentale – vont pousser les éditorialistes de tout poil à passer Klotz et sa scénariste à la question (humaine ?) : qu’est-ce que vous voulez dire ? Où voulez-vous en venir ? Pensez-vous vraiment que les  » plans sociaux » d’aujourd’hui soient comparables aux « Actions spéciales » d’hier (les gazages dans la langue nazie) ? Or, la pire façon d’entrer dans le film serait justement de chercher le vouloir-dire à chaque plan, d’en faire un film-dossier façon seventies. La Question humaine n’est ni un film à messages, ni un pensum philosophique. C’est une immersion dans notre sombre époque de pouvoir et de sang, un film fantastique sur le retour imprévu des fantômes de l’Histoire, le portrait d’un homme déchu et qui ne s’y attendait pas. Un film sur la condition d’homme moderne, inconfortable et pathogène comme chacun sait.

L’histoire et l’argument du film empruntent à un récit bref et saisissant de François Emmanuel, (édité chez Stock en 2000), repris quasi-intégralement par la voix-off du personnage principal : Simon (Mathieu Amalric), employé privilégié d’une multinationale allemande au poste de psychologue aux Ressources humaines se voit confier une enquête sur la santé mentale de son patron (Michael Lonsdale). Jouant au plus fin avec lui, le jeune cadre va en perdre son latin – le jargon protecteur de la nouvelle « culture d’entreprise » – pour se trouver projeter hors de ses bureaux dans l’infiniment grand de l’Histoire. La perte de son équilibre, de sa raison et, en prime, de son travail, est la pente d’un récit qui impressionne par sa sécheresse et son efficacité jusqu’au point zéro d’un personnage qui rejoint l’humaine condition du titre à force de coups reçus et de questions sans réponses.

Si le récit captive autant et finit par nous plonger dans l’abîme du personnage, c’est qu’il commence sur un mode réaliste avant de doucement basculer dans un registre de l’étrange et du déglingué qui contamine tout. A ce titre, la séquence de rave où Simon et ses collègues s’abandonnent aux pulsions contenues la journée est symptomatique du film : elle est à la fois captation documentaire d’une scène décisive de la vie des cadres d’aujourd’hui, mais aussi le lieu d’un glissement de la ligne réaliste du film, comme si ses corps dansant déchaînés, cette obscurité et cette scansion des mots éructés de la voix de Syd Matters correspondaient avec la maladie de l’Histoire qui atteint Simon, avec son cortège de morts et de mots codés pour tuer. Cette logique du récit rappelle bien sûr l’esthétique des films expressionnistes balançant entre ombres et lumières ; on pense aussi à Hitchcock et à son Vertigo : Scottie, policier scrupuleux était piégé par une enquête qui le menait aux frontières de la folie, là où il tombait amoureux d’une morte. Chez Klotz, on retrouve cette figure de l’homme piégé par l’enquête, fasciné par son objet (son patron, son mauvais Père) et forcé de dialoguer avec les Morts. D’ailleurs, le livre qu’adaptait Hitch s’appelait D’entre les morts. Un autre titre possible pour le film de Klotz.