Et si Jean Giono s’était exilé en Amérique du Sud ? Pour ce qui restera comme son ultime film, Raoul Ruiz dit s’être inspiré de cette confidence livrée par la fille de l’écrivain : l’auteur des Ames fortes (dont le cinéaste avait réalisé il y a dix ans une adaptation particulièrement plate), célèbre pour son provincialisme casanier, rêvait cependant de lointain, et avait un temps caressé ce rêve d’un voyage sans retour. C’est ainsi que s’ouvre La Nuit d’en face : Giono retrouvé dans la ville d’Antofagasta, où il donne pour survivre des cours de français et joue aux dés avec les notables du coin, qui le renseignent sur l’avancée de la traduction de son oeuvre en espagnol. A ce premier récit se superposent rapidement deux autres, Ruiz croisant la trajectoire fantasmée de l’écrivain avec l’adaptation de deux nouvelles distinctes d’Herman del Solar, romancier chilien des années 40 et 50.

La critique d’un nouveau Ruiz prend généralement la forme d’une hiérarchisation : à quelques métrages inhabituels près, on se situe en terrain connu et le premier réflexe consiste à se demander en quoi le nouveau venu peut se révéler marquant. Marquant, ce n’est pas le terme qui vient à l’esprit spontanément pour qualifier cette Nuit d’en face, nouvel entrelacs élégant qui en rappelle plusieurs autres et dont le souvenir a déjà commencé à se mélanger, après quelques semaines, avec celui de certains de ses films plus anciens. Pas d’acteur connu (Deneuve, Malkovich), pas de roman célèbre qui permette « d’ancrer » le film dans la mémoire du spectateur, et, de manière générale, toujours certaines paresses, des procédés devenus avec le temps des automatismes et qui n’opèrent plus complètement – l’apparition du fantôme de Beethoven, pas léger.

Pourtant, c’est un beau Ruiz. Pas le plus brillant (le cinéaste s’est déjà montré plus drôle, plus vivant, plus cocasse), mais séduisant par sa force tranquille. Tributaire, en cela, de la réussite des Mystères de Lisbonne qui, derrière leur foisonnement apparent, imposaient en réalité un classicisme tout à fait inédit. Ici, le récit se complexifie à nouveau mais, à l’évidence, quelque chose est resté de l’étape précédente : une forme d’apaisement, une mélancolie sans frime qui était déjà présente, d’une certaine manière, dans ses beaux longs-métrages des années 80 (Les Trois couronnes du matelot, La Ville des pirates), mais à laquelle s’est peu à peu ajoutée, du fait de l’âge peut-être, une empathie jusque là un peu sacrifiée sur l’autel du brio narratif.

C’est que Ruiz, nous apprend-on, se savait déjà condamné. Pour autant La Nuit d’en face n’est pas plus un film « crépusculaire » qu’un vide-grenier. Le film ne s’interdit pas certains renvois (Long John Silver en figure tutélaire), mais frappe surtout par sa sobriété, préférant aux références attendues (le texte de Proust ou les dorures de Klimt, dans lesquels le cinéaste avait fini par un peu s’abimer) la fréquentation de modestes cafés chiliens. Une œuvre obsédée par la mort ? De ce point de vue, indéniablement, la disparition prochaine du cinéaste ne peut être perçue comme une simple coïncidence : en présentant le personnage de Don Celso dans l’attente de son assassin, anxieux de savoir quelle arme finira par le tuer, c’est évidemment sa propre mort que le cinéaste met en scène de manière fantasmée, s’imaginant même glisser dans le canon du revolver qui devient, au terme d’une transformation surréaliste, le tunnel menant à l’au-delà. Image forte évidemment, sans retrouver non plus la puissance émotionnelle des finales de Va et vient ou du Miroir magique, lesquels dégageaient une forme d’émotion brute que Ruiz, trop captivé par le caractère graphique de sa trouvaille, n’a pas totalement su retrouver.

Là où, en revanche, Ruiz s’avère extrêmement touchant, c’est dans sa manière d’en appeler toujours, inlassablement, à la richesse de l’existence. Après avoir donné à Mastroianni trois vies (et une seule mort), le voilà qui offre à Giono (et aux autres) une seconde existence, témoignant de cette volonté jamais démentie d’une démultiplication des possibles. Une vie, ça n’a jamais été suffisant.