2h34 c’est long, c’est le temps qu’il faut un samedi soir à Monsieur Dante Remus Lazarescu, citoyen roumain de 63 ans, retraité, veuf, ivrogne, pour mourir. Comment s’y prend-on, pour mourir ? Un samedi soir, Dante Lazarescu, qui vit seul avec ses chats, se sent mal. Il prend des médicaments, ça ne fait rien. Toque à la porte du voisin, qui le dépanne de quelques pilules, ça ne s’arrange pas, on appelle l’ambulance. L’ambulance arrive, décidément c’est sérieux, ce qui arrive à Dante Lazarescu, alors direction l’hôpital mais pas de chance, ce samedi soir-là il y a eu un terrible accident de la route, et les blessés affluent, et les médecins sont débordés, de mauvaise humeur, alors Dante Lazarescu est ballotté de service en service, d’hôpital en hôpital, 2h34.

2h34, c’est long, surtout que Cristi Puiu n’épargne rien, ni le vomi ni la merde quand Dante Lazarescu, citoyen roumain, fait sous lui en passant un scanner, à demi-conscient. N’épargne rien non plus quand il s’agit d’ouvrir son film, le brancher directement sur une caméra si tremblante qu’elle vous donne la nausée. Puis, cette sensation de malaise physique et de dégoût est vite avalée par un autre sentiment, guère plus réconfortant : une envie de rire devant cette épopée grotesque et désolante, cette histoire de petit monsieur. Et que celui ou celle qui a eu l’idée lumineuse de remplacer le « Monsieur » du titre original par le prénom du personnage nous explique, on aimerait bien comprendre. Car affubler le mourant d’un « monsieur », c’est renvoyer précisément à toute une littérature d’Europe de l’est (pour aller vite : Kafka, Gogol, etc.) emplie de ces petits individus, employés de bureau, petits fonctionnaires, petits ingénieurs, messieurs respectables et médiocres, noyés dans la paperasse, les formalités, les verres d’eau. Qui ne savent pas quoi faire de leur corps, encombrante matière.

Bref, tout cela est ridicule, absurde, surtout que Cristi Puiu sème la route de noms sursignifiants, mythiques : Dante, Remus, Lazare, Virgile -passager des enfers, fondateur de cité, ressuscité, poète qui raconte comment on porte les vieillards sur son dos pour fuir la ville. Même le chirurgien qui doit théoriquement opérer le malade s’appelle Ange, mais personne ne l’a vu. Evident, presque trop, un fil relie la putréfaction en devenir du corps de Lazarescu au délabrement du paysage civil (la Roumanie) qu’il traverse à moitié mort sur son brancard. Corps malade, pourtant parfaitement en phase avec tous les dispositifs qui l’accueillent. Alors Dante Remus Lazarescu, 63 ans, citoyen roumain se chiant dessus en attendant de passer un scanner, quel mythe.

La force du film, plus que sa brutalité, reste la manière dont il fait littéralement fondre ce corps principal dans le désordre et la mauvaise odeur qui l’entoure. A mesure que la nuit avance, que Lazarescu navigue d’hôpital en hôpital, de formulaires de décharge à signer (mais docteur, il est dans les vapes !) en tours d’ambulance, il se fond dans le paysage clinique et on en vient presque à l’oublier, nous aussi, complètement accaparés par l’absurdité des situations. 2h34 c’est long, c’est le temps que prend un corps pour se dissoudre.