Avec ses deux heures cinquante au compteur, son affiliation manifeste au genre si codifié du « film de guerre » et son casting en forme de name dropping hollywoodien (outre un John Travolta crayonné en une scène parfaite, ne manquez pas l’apparition éclair de George Clooney, crédité tête d’affiche et venant prononcer trois mots quelques minutes avant la fin), La Ligne rouge vous a des airs indiscutables de grosse machine épique, comme les majors savent si bien en faire. Eh bien, non. Mais, tout de même, un peu si. Entendons-nous bien : le film de Terence Malick, lui-même miraculé absolu d’un système censé ne pas accorder de deuxième chance (il en est à la troisième, et cette fois avec les moyens financiers d’un gros faiseur d’entrées), ne fait pas grand chose pour appâter le chaland. Partie pour nous brosser la conquête de Guadalcanal, tournant de la bataille du Pacifique pendant la Deuxième Guerre Mondiale, cette Ligne rouge ne propose pas d’hymne à l’amitié virile, au dépassement de soi ou à l’honneur farouche du combattant, mais pas non plus de dénonciation virulente des horreurs de la guerre, de la lâcheté individuelle ou collective, du sacrifice absurde de la chair à canon ; pas plus, au fond, qu’elle ne raconte véritablement l’histoire de cette bataille.

Tous les ingrédients de tous ces films potentiels (d’ailleurs déjà tous tournés par d’autres) sont pourtant présents dans La Ligne rouge. On aurait même, sur le papier, la matière pour faire chacun d’entre eux. Mais c’est le sien que Malick fait, en les gardant tous et en les annulant, par le biais d’une forme extrêmement sophistiquée qui confronte les voix off des multiples protagonistes, omniprésentes et bientôt interchangeables, avec une série de scènes elles-mêmes travaillées par une obsédante contradiction : la coexistence d’une nature et d’une faune luxuriantes avec la fureur des combats. Oiseaux multicolores regardant quelques hommes s’étriper… Plan séquence sur une colline aux hautes herbes agitées par le vent, et d’où l’ombre des nuages se retire lentement ; mais il y a par là-bas derrière des ennemis embusqués, et sous ces hautes herbes les corps des soldats qui ont tenté de franchir leur tir de barrage…

Cette prégnance de la forme ne fait pas pour autant de La Ligne rouge un film abstrait, pas plus que son dédain des idéologies conventionnellement rattachées aux films de guerre n’en fait un film sans discours. Cette espèce de point de vue de la nature qu’il réussit à tenir contre vents et clichés lui confère au contraire un caractère terriblement concret, et un lyrisme indubitable, en même temps qu’il l’inscrit dans ce panthéisme inquiet, puritain, qui n’est nullement étranger à la tradition du grand cinéma américain. Le fait que ce point de vue soit clairement pris en charge, dès le début du film, par un personnage peut-être principal (Jim Caviezel ) à la fois simple et opaque, et curieusement associé au regard de « celui qui va mourir et l’accepte », achève de nous convaincre de ce fait limpide : loin d’être un ovni, La Ligne rouge est un grand film américain à l’ancienne, c’est à dire comme seul les studios ont jamais su en susciter, et que sa référence est à chercher du côté du western, genre à la fois lyrique, contemplatif et métaphysique, dans lequel la confrontation de l’homme avec l’espace et les éléments a toujours eu une place prépondérante. Ce petit changement de perspective réalisé, on peut accueillir plus sereinement, mais non moins admirativement, la sortie du bois d’un très important cinéaste classique. Et se dire qu’il n’y a jamais eu que les grands américains (Capra ou, justement, Ford) pour traduire si magnifiquement en images des conceptions politiques ou métaphysiques aussi fumeuses.