Cette année encore, Carlotta met le paquet sur le cinéma classique américain, soignant mémoires endormies ou lacunes à combler en sortant régulièrement des films par petites grappes, certains célèbres d’autres moins. C’est le cas d’un arrivage récent, où le réputé mais difficile à voir La Grande horloge accompagnait le plus connu, parce que signé Fritz Lang, Ministry of Fear. Magnifique titre que ce dernier, que l’on peine toutefois à identifier sous son inusitée traduction : Espions sur la Tamise. La Grande horloge (traduction ok de The Big clock) date de 1948, Ministry of Fear de 1944.

Entre les deux, Ray Milland a pris quatre ans, et fait le lien, mais on jurerait que ce n’est pas le même homme. On connaît au minimum ce Grand-Breton pour son rôle dans Le Crime était presque parfait, mais il a tourné avec des tas de cinéastes formidables, petits maîtres (Arnold, Dieterle, Dwan, Fleischer, Florey, Stevens…), mais aussi de plus établis tels Tourneur, Cukor, Kazan, Wilder ou Borzage, et même des spécialistes de la comédie (Norman McLeod, Sam Wood, Sam Taylor, Archie Mayo, HC Potter). Bref, il a tout vu et tout connu. Rarement ce James Stewart du pauvre n’aura été aussi sec et séduisant que dans Ministry of Fear, qui n’est d’ailleurs pas un grand Fritz Lang, malgré quelques beaux morceaux de bravoure typiques de l’exilé. Lang, dit-on dans les dictionnaires, aimait le roman de Greene à l’origine du scénario, mais n’aima pas celui-ci et se fâcha avec Paramount. Ça arrive.

La Grande horloge est signé John Farrow, père de Mia, mari de Maureen O’Sullivan (Jane, la meuf à Tarzan, qui ici interprète la femme de Ray Milland), beau-père de Franck Sinatra et réalisateur d’une tripotée de films de studios (une quarantaine), dont l’honorable Hondo, avec John Wayne, un western en relief montré cette année à Cannes pour célébrer le centenaire de la naissance du Duke. Farrow aurait pu prétendre au statut de « petit maître », mais ne l’atteignit pas vraiment, malgré cette magnifique horlogerie et surtout un style très affûté. Il faut absolument revoir ou découvrir cette Grande horloge, réussite majeure du genre. Farrow y déploie des trésors d’inventivité pour couler son aisance technique (travellings et plans séquences carrément épatants) dans le récit, tout aussi brillamment conduit.

Ray Milland a pris quatre ans, et ce n’est plus le même. Plus rond, malgré sa silhouette impeccable, il s’est approché de l’image que l’on a habituellement de lui : à la fois élancé et bonhomme. Avec les acteurs d’avant, ceux de l’âge d’or qui est devenu un album photo pour mange-DVD, on traque toujours le moment où le comédien est devenu ce qu’il est pour l’éternité. Il semble bien, concernant Milland, qu’il est devenu Ray Milland pile dans cette période-là, 44-48, au cours de laquelle il a tourné avec un cinéaste plutôt en fin de parcours (Till we meet again, de Borzage, en 44) et un autre en plein envol (Le Poison, de Wilder, en 45). Charles Laughton, dans le rôle du salaud, n’a pas, n’a jamais changé : Charles, né Laughton et mort de même.