Pour aborder La France, on aimerait d’abord laisser de côté l’universel abstrait de ce titre, et le ramener dans un contexte concret, qui nous occupe ici régulièrement, chaque semaine à vrai dire : le cinéma français. Si le premier film de Serge Bozon (L’Amitié, en 1998) était passé hélas relativement inaperçu (au point que nous ne l’avons toujours pas vu), son deuxième opus nous fit en revanche beaucoup d’effet : Mods (2003), filtre d’amour, avait le parfum des miracles. Des promesses aussi : d’une classe absolue, ce film d’une heure faisait triompher le style, dans toute son extravagance, contre un cinéma français trop coincé entre le marchandage réaliste sous-pialatien et la fantaisie chic ou popu. On eut même la sensation, ces dernières années, que Mods avait, sans le savoir, essaimé quelque chose de son secret ailleurs en Europe, plus précisément au Portugal, où des rituels voisins des danses lascives du film avaient cours dans les héroïques La Gueule que tu mérites de Miguel Gomez et Rapace de João Nicolau. On avait la certitude, surtout, de tenir là, enfin, un cinéaste national auprès duquel ranimer la flamme trop souvent vacillante de notre amour du cinéma hexagonal.

Que le nouveau film de Serge Bozon s’intitule La France laisse entendre un changement d’échelle. Le signe, aussi, d’une saine ambition. Non que le film cherche, d’une façon ou d’une autre, à régler son compte à la question française, à un problème identitaire ou d’imaginaire national. L’ambition est plus subtile, et aussi plus vagabonde. L’action se déroule en 1917, à l’arrière d’un front dont nous ne cesserons de sentir la présence sans toutefois n’en recevoir que des signes minuscules, quelques chevaux, des bruits de bombes, un ou deux éclairs dans le ciel. Une jeune femme, Camille, n’ayant plus de nouvelles de son mari, décide de partir à sa recherche et pour cela se travestit. Auprès d’une patrouille de poilus hagards qu’elle croise par hasard, elle se fait passer pour un jeune exalté désireux de combattre. Cette troupe, on ne la quittera plus, on restera au creux de ce petit groupe fatigué, en marche vers on ne sait quel objectif, rêvant d’Atlantide. Mais c’est une bonne compagnie : il arrive parfois, au détour d’une clairière, que chacun de ses membres sorte de son barda un instrument de fortune, fait de bric et de broc, et que la patrouille devienne un band le temps d’une chanson fragile et sophistiquée, une pop grinçante à la féminité éraillée.

Des poilus qui chantent des histoires de femmes amoureuses dans les marges d’une grande guerre qui ne se montre pas ; une grande muette qui a retrouvé la parole et en fait l’usage le plus doux : la consolation mélodique. C’est ça la France ? Peut-être, ou pas – de toutes façons Serge Bozon ne fait pas grand cas de la définition pointue que l’on pourrait attendre d’un film portant pareil titre. Sa France, c’est d’abord un paysage, un lieu où s’enfoncer, s’égarer. C’est surtout la possibilité d’actualiser un imaginaire étranger, lointain : le film de patrouille, l’errance bidasse parmi les ruines. Mais aussi, et surtout, la promesse de retrouver, aussi loin que possible dans le temps et dans l’espace, dans l’exil de la guerre, un peu de cette chaleur curative qui soude une communauté et soulève le cœur des malheureux. Vertu de la pop, qui soude le grand et le petit, fond les échelles : une troupe de soldats incarne la France et la guerre, un petit bout de femme (Sylvie Testud) est un géant romanesque, deux tuyaux de poêle et quelques casseroles transforment la lisière d’une forêt en studio imaginaire et high tech. Il suffit de voir les troufions perchés dans leur arbre comme des lutins pour se retrouver illico dans un Walsh vaporeux et délavé. Micro-gigantisme ? La grande et rigoureuse beauté formelle du film (sa lumière bleutée, son découpage précis et souvent majestueux) sert plutôt à chanter la douce élégie d’une vacance amoureuse dont le scénario prendra soin jusqu’au bout en offrant un miracle en guise de dénouement. Elle sert aussi à sauver cette France du danger de l’art pour l’art. En mariant deux temps (la marche égarée, la pause chantée), le film réinvente un souffle doux et romanesque qui, bien que profondément excentrique, redonne du rouge aux joues du cinéma français, sans un coup de force, sans une balle perdue, par la simple formule d’une rêverie : balade + ballades.