Quand le nouveau film de Chabrol débute, on est immédiatement saisi par une impression de fausseté qui tient tout à la fois au jeu des comédiens et à une manière presque artificielle de les mettre en scène. Le cinéaste aurait-il raté son coup ? Pas de panique, La Fille coupée en deux (quel beau titre) est bien un film de Chabrol, et à ce titre un objet dont tous les effets sont savamment conçus et dosés. La fausseté est bien entendu un indice, une subtilité formelle et même plus que cela : le cœur même de la mise en scène chabrolienne.

Soit une jeune femme ambitieuse et indépendante qui s’éprend d’un écrivain pervers, tandis qu’un riche héritier schizophrène, vouant une haine sans nom à l’écrivain, la poursuit de ses assiduités. Il y a chez Chabrol une manière de décrire chaque personnage comme un monde étrange et inquiétant, et le rôle titre, qui est au fond le seul personnage à garder pour soi une innocence, une candeur et une sincérité qui détonent dans cet univers de faux semblants, est peut-être le plus étrange d’entre eux. Cette fausseté, avec son côté criard et presque vulgaire, est ce qui donne aux personnages leur foncière impénétrabilité, comme si les multiples jeux sociaux les avaient transformés en de simples enveloppes vides, des pantins sans fond qui n’ont d’existence que de classe – il y longtemps qu’on n’avait pas ressenti au cinéma une telle violence dans les rapports sociaux, sans que jamais la classe ouvrière ne soit montrée, comme c’est généralement le cas des films à tendance marxiste (et La Fille coupée en deux est beaucoup plus que cela).

L’aspect balzacien du film vient sans cesse rencontrer un art consommé de la caricature, si bien que toutes les figures qui se succèdent semblent toujours un peu décalées, criant leur vérité à cause d’un détail incongru mis en avant par le cinéaste ou le comédien, et prenant du coup une ampleur dérangeante dans sa drôlerie même. Car Chabrol dépasse aisément le discours convenu sur les faux-semblants ou sur la soi-disant fausseté du monde moderne (dont la télévision serait le refuge idéal), pour montrer que tout ici, absolument tout, repose sur cette fausseté, et qu’en un sens il en a toujours été ainsi : les nouveaux riches comme les dynasties aristocrates, le monde politique comme celui de la télévision, le neuf comme le vieux, au point que les stratégies mises en place par chacun finissent immanquablement par acheminer les hommes vers une forme de néant intérieur, d’absence à eux-mêmes et pour finir vers la folie (en ce sens Chabrol transcende ce qu’il y avait déjà à l’œuvre dans certains de ses films comme Masques ou Merci pour le chocolat). Dans le double fond des êtres il n’y a peut être rien, plus aucune morale fondatrice, et donc une impossibilité de fonder une communauté sincère. Une sorte de zoo humain en somme, où chaque personnage pourrait figurer un animal (ce monde-là c’est la jungle, la défense exclusive de ses propres intérêts), même si tout ici est poussé à un tel degré de bizarrerie que le film dépasse toujours le simple jeu de massacre qu’il risque d’être à chaque instant.

La Fille coupée en deux est à la fois d’un pessimisme noir qui ne dépareille pas des derniers Chabrol (sans doute l’entomologiste le plus lucide de la France d’aujourd’hui, avec peut-être Mocky), et un film piquant et vif comme son personnage principal qui, même dans l’adversité, ne s’apitoie pas sur son sort mais reste droit (à n’en pas douter, la fille coupée en deux c’est Chabrol). De Berléand à Mathilda May en passant par Ludivine Sagnier, Benoît Magimel, Caroline Silhol et beaucoup d’autres, les comédiens jouent leur partition avec la même ironie que Chabrol, la même distance, tout en se jetant à corps perdu dans les tourments de leurs personnages : coupés en deux, eux aussi. Chabrol est décidément un immense cinéaste et tient là une de ses œuvres les plus puissantes. La pirouette finale, qui achève de faire entrer l’héroïne dans une sorte de résistance distanciée, est aussi la marque d’une profonde mélancolie. Puisque tout est faux, autant choisir de mettre en scène le faux, telle est la leçon qu’in fine nous donnent l’héroïne et Chabrol lui-même.