Cela fait dix ans, précisément depuis Malcolm X (1992), que la critique se fout éperdument de Spike Lee. Dix ans que ses films suscitent au mieux un intérêt mollasson, au pire un mépris total et assumé. Une situation injuste pour un cinéaste qui, s’il n’a jamais retrouvé l’énergie brute et la spontanéité de Do the right thing (assurément son chef-d’oeuvre), s’est tout de même signalé par deux ou trois opus assez passionnants (Summer of Sam, The Very black show) et un talent de mise en scène nullement entamé, zeste d’esbroufe compris. La 25e heure ne risque pas de changer la donne, malgré le César d’honneur récemment empoché par Lee -une opération marketing censée redorer son blason juste avant la sortie de son dernier bébé ? Sujet classique, forme mineure, le film se démarque pourtant du tout venant US par une authenticité rare et un goût tenace pour la mélancolie.

Au programme, la dernière journée de liberté vécue par Monty (Edward Norton), trafiquant de drogue sur le point de purger une lourde peine de prison. Perclus de soupçons (il ignore qui l’a trahi), le jeune homme traverse le New York du film tel une âme en peine, naviguant entre accès de rage et inaltérable tristesse. La rage, c’est d’ailleurs ce que Spike Lee filme le mieux, on le sait depuis toujours, et il suffit d’une séquence en forme d’hommage à Taxi driver pour s’en convaincre. Posté en face d’un miroir, Monty entame un monologue de haine viscérale où toutes les minorités (homos, Pakistanais, yuppies même) en prennent pour leur grade via une flopée de « Fuck » lancés à toute berzingue, le venin en guise d’exorcisme, la bile comme meilleur remède à la frustration. A la manière de Gaspar Noé et de son Seul contre tous, Lee fait fi de la morale bien-pensante et fonce tête baissée dans les affres de la rancœur, de l’ostracisme au petit pied, du ressentiment dans tout ce qu’il a de plus médiocre -et d’humain, donc. De ce déferlement d’abjection et d’angoisse pure naît une certaine force cinématographique, une accumulation d’images perçues comme autant de cibles à détruire, bref, un tourbillon de misanthropie assez fascinant. Mais cette insoutenable noirceur, Spike Lee préfère la rejeter au profit d’une vision du monde plus « acceptable », oecuménique, hollywoodienne en somme. Ainsi, à la fin de la 25e heure, le cinéaste retrouve les visages sur lesquels Monty a tant craché pour leur fait former une sorte de cortège d’adieu tandis que son héros se dirige vers la prison, comme si tout était pardonné, oublié, vers une fraternité bêlante limite faux derche.

Entre ces deux moments aux antipodes, le film se dispense des extrêmes et se déroule sous le signe d’un spleen bienvenu, alternant séquences attendues (les flics qui débarquent chez Monty) et d’autres plus surprenantes (les déboires de l’ami prof de Monty, titillé par une élève mineure) au sein d’une même ambiance assez étrange, où les événements du 11-Septembre trônent en toile de fond. L’absence des deux tours, les grues qui gravitent au cœur de Ground Zero, les drapeaux américains qui flottent pour mieux faire résonner la perte… : le climat post-traumatique new-yorkais est restitué par Spike Lee avec un naturel quasi-documentaire qui faisait défaut à son cinéma depuis bien longtemps. Ce sentiment d’urgence (filmer une ville encore sous le choc) mêlé à un récit où le héros cherche avant tout à dilater le peu de temps qu’il lui reste (avant la prison) confère à La 25e heure toute sa singularité.