Aux abords d’un petit bois qui lui-même borde un grand lac, une voiture se gare, sur le parking sauvage où l’attendent d’autres voitures, Renault Clio, Citroën Xantia, Peugeot 205 rouge. Celle qui se gare est une Renault 25 et c’est, le film aura l’occasion d’y revenir, une sacrée bonne bagnole. Le parking, le film y reviendra aussi, plusieurs fois. Ce plan, ce beau plan immuable qui enregistre comme une vigie le ballet toujours recommencé des Citroën et des Renault, fonctionne pour le film comme une porte : c’est par là qu’à échéance régulière, décomptant les jours, il se remplit et se vide, peuple et dépeuple les bords du lac où toute son intrigue se noue. Le propriétaire de la R25 s’appelle Franck. C’est un homme jeune et beau qui occupe au bord du lac ses jours d’été, profitant du soleil, nageant parmi d’autres hommes, les rejoignant selon ses envies dans le bois, pour baiser : le lac est un rendez-vous de drague homo. Personne ici ne l’ignore, sauf un égaré qui, peu perspicace et pourtant sûr de lui, déboule dans le bois pour demander, comme on demande l’heure ou son chemin : « z’avez pas vu des femmes ? ». Pour tous les autres, les journées passent avec la douceur de l’habitude, bercées par la brise légère qui fait frémir la surface du lac. Tout le monde se connaît, on se salue la queue à l’air et en baskets, en se donnant rendez-vous pour l’apéro. Mais alors : qui est l’inconnu ?

 

Si l’on s’en tient à l’intrigue de roman noir qui guide le film, l’inconnu du lac, c’est Michel. Michel est beau, moustachu, ténébreux, et Franck en tombe violemment amoureux, deux fois : la première en le voyant apparaître, accompagné, sur la plage ; la seconde en couchant avec lui, dans le bois. À la passion de Franck, l’aura de mystère de Michel (qui préfère rentrer seul et ne tient pas à raconter sa vie) n’est pas étrangère. D’autant que ce mystère va vite se doubler, pour Franck, d’un secret, un secret terrifiant qui attisera son désir au lieu de le faire fuir. Mais l’inconnu c’est aussi bien Henri, Henri qui lui aussi vient tous les jours au lac mais pour s’asseoir seul, loin des autres et loin du petit bois. Henri qui intrigue tout le monde et qu’aborde Franck sans drague, pour le plaisir d’une rencontre. Henri que sa femme vient de quitter, Henri qui a connu l’amour libre, y compris avec des hommes, mais qui ne vient pas là pour draguer, non, seulement pour noyer dans l’immensité du lac ses yeux pleins de tristesse et d’humilité, et croiser les bras en se tenant les coudes comme si, sous le soleil d’août, sa solitude lui glaçait les os. Henri, le bûcheron mélancolique, est bouleversant : c’est le plus beau personnage qu’on ait vu chez Guiraudie.

 

Il y a encore un autre inconnu : c’est un mort. On le repêche dans le lac au tiers du film, il y était noyé depuis plusieurs jours et pendant tout ce temps, ses affaires étaient restées sur la plage sans que personne, autour, ne s’en inquiète. Tout comme personne ne s’étonnait que sa voiture ne quitte plus le parking – c’était la 205 rouge. Mais l’inconnu, à la limite, c’est aussi Franck, dont on sait peu de choses sinon qu’il ne travaille pas vraiment et passe comme les autres ses étés au bord du lac. Que fait-il une fois sa voiture récupérée au parking ? Où l’emmène sa R25 ? La plage, où s’exerce en plein jour la démocratie du plaisir et du sexe libre, est en fait doublement bordée de ténèbres. D’un côté, côté parking, l’opacité du pays invisible où s’engloutissent les voitures une fois la nuit tombée ; de l’autre, celle du lac, bien sûr, au fond duquel la rumeur loge un monstre de cinq mètres, et qui est le reflet constant de l’opacité des cœurs et des désirs de chacun. Le titre, en fait, résonne plus loin que le seul personnage de Michel : l’inconnu du lac, c’est la somme de tout ce qu’on ignore, c’est l’addition de tous les secrets.

 

Qu’il n’y ait que des inconnus dans ce lieu où tout le monde se connaît, c’est le paradoxe formulé par l’inspecteur venu enquêter sur la noyade, quand il constate : « Vous avez de drôles de façons de vous aimer ». Et c’est avec lui, l’inspecteur, qu’il faut mesurer le chemin parcouru par Guiraudie depuis Le Roi de l’évasion. Dans Le Roi de l’évasion, le commissaire, auquel l’inspecteur ressemble beaucoup (c’est le même ressort burlesque qui le fait surgir régulièrement du bois, comme un diablotin), était dessiné selon le trait de la satire, c’était la parodie de la loi, venue faire entrave aux désirs. L’inspecteur, lui, est un révélateur, venu constater de plus profondes, de plus intimes entraves. Et assombrir un peu plus le tableau d’hédonisme et d’utopie auquel on résume un peu vite les films de Guiraudie, sans voir sur quelle tristesse, sur quelle anxiété repose ce tableau. Avec L’Inconnu du lac, Guiraudie renonce à une double pudeur. D’abord celle qui, jusqu’ici, le retenait de représenter frontalement le sexe, ici « explicite », filmé avec une simplicité et une douceur désarmantes.  Ensuite, celle qui maintenait en sourdine une inquiétude dont la fin, sublime, du Roi de l’évasion, portait déjà la trace. Dans le lit que tous, amis, amants, commissaire, finissaient par partager, on venait moins célébrer l’amour libre que se blottir contre l’idée d’être à plusieurs, en consolant des solitudes que le plaisir seul n’avait pas suffi à réchauffer.

 

Se rapprocher, tenter de réduire la distance (et donc aussi la part d’inconnu) qui subsiste entre deux corps, c’est tout l’enjeu de L’Inconnu du lac, où tout est préférable à la solitude, même et surtout la mort. C’est une obsession pour Franck, qui demande toujours à être embrassé quand il jouit, comme s’il redoutait que son orgasme lui fasse oublier qu’il n’est pas seul. C’est un programme pour la mise en scène – elle est d’une force, d’une précision remarquable. Dans la propice et minimale géographie de son décor (deux pans de plage, le sous-bois, le lac, le parking : rien d’autre), Guiraudie ne filme que ça : des corps qui se regardent arriver, se regardent partir, s’attendent, se rapprochent ou s’éloignent, des corps contre d’autres corps (à l’ombre du bois), des corps seuls au monde (Henri sur son pan de plage ; Franck seul au milieu du lac, pour qui la rive semble l’autre bout du monde), ou tenus de garder leurs distances (le branleur, dans les bois ; les victimes du jaloux paranoïaque). Et le prodige est que cette gymnastique, pour être lisible et théorique, n’en charge pas moins le moindre plan, le moindre raccord, d’une émotion incroyable.

 

Les précédents longs métrages de Guiraudie, anarchiques par nature, foisonnants par goût, n’avaient pas habitué à cette plénitude, à ce sentiment de voir chaque chose à sa juste place et dans sa juste durée – pour en retrouver la trace il faudrait remonter, plutôt, à Ce vieux rêve qui bouge. Il y a dans le film plusieurs plans terrassants : Henri qui part, dans le regard de Franck ; la voiture du mort balayée par les phares d’une autre voiture puis définitivement avalée par la nuit ; la toute dernière image, déchirante. Mais aucun de ses plans n’existe seul, et si tous restent longtemps en mémoire, c’est d’abord parce chacun d’eux contient le film entier. Cet équilibre, cette clarté qui fait tenir un grand film sur le désir dans un décor et des enjeux minimaux, inutile de préciser que le cinéma français récent ne nous y a guère habitué. Le superbe titre anglais du film, Stranger by the Lake, y insiste malgré lui, qui sonne comme une production RKO. Son sens poétique de l’économie, son harmonie parfaite entre comique, inquiétude, et sentiments, font de L’inconnu du lac une sublime série B.

 

Une dernière chose, essentielle. La distance ici n’est pas seulement une question pour la mise en scène, mais aussi pour la parole, et c’est encore quelque chose qu’annonçait la fin du Roi de l’évasion. À l’origine du bed-in conclusif, il y avait une demande, formulée avec une extrême douceur. Un homme un peu trop vieux demandait à Armand, l’évadé, de coucher avec lui, et il le demandait comme un service. Dans L’Inconnu du lac, une bonne part du dialogue s’occupe à formuler de semblables demandes : rien ne s’y passe sans qu’on demande d’abord l’autorisation – de s’asseoir, de rester un peu, de sucer, de baiser sans capote. Dans cette politesse qui est le propre des personnages de Guiraudie (jusqu’à l’inspecteur ou au branleur compulsif qui, rabroué, n’insiste jamais), le désir est encore double. Demander, c’est à la fois être à l’écoute de ses envies, les laisser s’exprimer sous la forme où elles se présentent, sans détours – libération hédoniste, jouissance sans entraves. Mais c’est aussi considérer l’éventualité d’un refus, et c’est, autant qu’exprimer un désir, confesser un besoin. L’accès à l’échange ou aux caresses, chez Guiraudie, ne va jamais sans cette part d’inquiétude, sans cette extrême fragilité qui, à chaque demande, met les personnages à nu. Et finit par les jeter dans l’épaisse nuit de leur désir, où résonne inquiète une dernière demande, à la mort en personne.