Il existerait, au fin fond de l’Afrique Centrale, un animal aquatique inconnu de taille monstrueuse, appelé Mokélé M’bembé. Quinze mètres de long, écaillé comme un serpent, cornu comme un boeuf, propulsant des geysers de baleine, se déplaçant dans un bruit de turbine, voilà tout ce qu’on sait de la bête. Dans les années 60, une tribu congolaise a tué un Mokélé M’bembé, et mangé sa chair. En 81, une expédition américaine a trouvé une empreinte dans des sédiments. Un scientifique niçois a quant à lui consacré une partie de sa carrière à l’animal, sans pourtant l’avoir jamais vu. C’est cet homme que nous suivons dans L’Hypothèse du Mokélé M’bembé, dans une expédition au Cameroun. Ce pourrait être une version africaine de L’Etrange créature du lac noir ; il n’en est rien, parce que c’est un documentaire et que l’histoire est vraie.

On est aussitôt immergé dans la jungle, d’une densité extrême, pour une progression au coupe-coupe avec le scientifique et son guide. Tranquillité souveraine de tout, des feuillages, des eaux, tranquillité du guide aussi ; par contre le scientifique est déjà las, épuisé, dégoulinant de sueur sous sa casquette, et même un peu bouffon d’être à ce point-là, dès le départ, si peu en symbiose avec ce qui l’entoure. Tout en marchant, il parle, seul ou avec son guide, il parle et écoute, et ne comprend pas. Ce qu’il cherche est un spécimen observable, une espèce à classer, et s’égare totalement dans les témoignages qu’il recueille, contradictoires, fantaisistes, invraisemblables. En fait, ce qu’on voit surtout s’enfoncer dans la végétation, et s’embourber dans les berges du fleuve Cameroun, c’est la pensée blanche. Pensée blanche de la maîtrise, de la fixation, contre ontologie noire connectée à la nature, insaisissable, magique, en constant devenir.

A tel point que dans les trois premiers quarts du film, le savant à casquette, sorte de Nicolas Hulot niçois, frôle vraiment l’antipathie (il faut attendre la dernière partie pour le personnage finisse par devenir touchant). Contemplative, la caméra elle-même a presque l’air de s’opposer à lui en permanence, par sa façon de s’ajuster aux lenteurs et aux puissances de la jungle – deux en particulier : la poussée des plantes, et l’eau du fleuve qui défile. Deux forces qui littéralement perdent le scientifique, réduisent d’une manière ou d’une autre ses efforts à néant (pour la première : un camp dressé l’année passée, et complètement disparu sous la végétation, et pour la deuxième, tout simplement l’attente, interminable, d’un probable surgissement du monstre à la surface de l’eau).

Or parallèlement à la confusion de l’explorateur, se dessine, au hasard des témoignages, un portrait poétique assez troublant du monstre. Qu’est-ce que c’est, au fond, que Mokélé M’bembé ? C’est une catastrophe, c’est l’orage, la crue (à cause des trombes d’eaux qu’il déplace, des berges ont été noyées, des filets de pêcheurs emportés). C’est aussi le bac, ce sont les moteurs, les machines, évidemment très présentes sur le fleuve (très belle scène montrant le conducteur du bac imitant le bruit du Mokélé, exactement le son du moteur qu’il fait tourner). C’est un esprit, « c’est le Diable », explique un autre intervenant. Le Mokélé M’bembé, c’est aussi celui qui prend l’ivoire des éléphants pour s’en faire un lit. Le Mokélé M’bembé, c’est le chasseur d’ivoire, de diamant ou de mercure, c’est le « patron ». En somme, c’est l’homme blanc. C’est tout cela, et c’est aussi un monstre aquatique.

Touché au cœur de ces métamorphoses sans même le savoir, Mokélé M’bembé lui-même, l’explorateur finit par se révéler un personnage résolument étrange, complètement entêté dans sa quête, herzogien à la limite, mais sans fureur, tout en douceur, en naïveté – c’est le contraire du Voyant – ne remarquant absolument rien, ne voyant pas qu’il est artiste (il dessine la bête à partir des témoignages, ce sont ses notes à lui), qu’il contemple, qu’il médite (devant l’eau, devant les plantes). En marge de la communauté scientifique, peut-être même la risée de ses copains, on le voit attendre, indéfiniment, que lui apparaisse le monstre. A moitié dans l’ombre, il finit par produire ce beau lapsus : « Voir un animal aussi rare, c’est vrai, rêvait, relève de la chance ».