Dans la ligue du glauque où s’opposent nombre d’écoles des cinémas du Nord, la Finlande était pour l’instant en pôle-position, avec quelques prototypes dégénérés tels que Chanson du deuxième étage ou Noi Albinoi. Pas en reste, la Belgique tenait jusqu’ici tranquillement la première moitié de classement, sans trop forcer, avec une poignée de films uniques en leur genre, répétant à l’envi la prodigieuse faculté du plat-pays à réinventer de nouvelles formes de tristesse-crasse et de mauvais goût crapoteux. Ces dernières années : Thomas est amoureux ou Pauline et Paulette, bidules-surprises stupéfiants d’ultra-pathétisme au premier degré. Manquait simplement le gros morceau, une locomotive capable de condenser en fanfare toutes les tares de ce cinéma-là, pour accéder enfin au sommet. Le voici : L’Autre, en une heure dix à peine, s’affirme immédiatement comme le nouveau messie de cette constellation de la lobotomie heureuse.

Benoît Mariage a réalisé auparavant Les Convoyeurs attendent, où perçait déjà un certain goût pour la complaisance bête, une façon de faire passer la description de la plus grande des misères sociales pour de la poésie vagabonde et surréaliste. Par chance, Benoît Poelvoorde, au sommet de sa forme, emportait le film dans son sillage distancié et faisait écran à tout le reste. Plus de Poelvoorde désormais, et l’horizon du cinéma de Mariage se dévoile, épuré : un gros tas de fumier misérabiliste sur lequel flotte, en une galerie de fantômes calamiteux, l’ombre d’une humanité-limite, entre tendresse atrophiée et freakitude benoîte. L’histoire n’est évidemment qu’un prétexte : un couple attend un enfant. Elle, angoissée et patibulaire, l’âme lourde, comme chue d’un désastre obscur ; lui, un peu neuneu, attentionné et lénifiant, l’air grave, la chemise à carreaux marrons sortie d’un film polonais des années 70. Pas besoin de mots, la tristesse est partout. Dans les regards torves, dans l’absence de communication, sur les papiers-peints de la cuisine ou le vieux canapé fripé du salon, dans les silences de plomb et les sourires forcés.

Quoi d’autre ? Une école d’handicapés mentaux, aire de repos du film, imprévisible zoo où la caméra vient comme une voyeuse sous couvert d’humanisme attendri. C’est que le mari se prend d’affection pour le jeune Laurent, un pauvre bougre à l’oeil crevé, aux facultés intellectuelles limitées, pathétique et tellement touchant. Les gros plans vaseux et complaisants qu’aèrent quelques « scènes de pure poésie » (le mari part à vélo dans les champs, vers la mer, pour se perdre et se retrouver) donnent à voir un univers décomprimé, six pieds sous terre, que seul le cinéma belge semble en mesure de présenter comme la plus banale des normalités. C’est écoeurant de nullité, hilarant de laideur, et malheureusement très sérieux : pas une once de réalisme là-dedans, juste une immonde et racoleuse volonté de vérisme qui ferait passer le moindre épisode de Strip-tease pour un sommet de réalisme social. Tronquée , cette succession de plans faussement calmes, faussement composés, faussement maîtrisés, dissimule un no man’s land absolu de cinéma-vérité.