Martha (Sandra Hüller, parfaite) perd son mari, Paul, au moment où elle s’apprêtait à le rejoindre pour s’installer à Marseille. Peu à peu elle découvre qu’elle ne savait rien de lui, et pense le retrouver dans un autre homme, Alexander, qui va prendre le relais du mari perdu et des projets avortés. L’Amour et rien d’autre se présente ainsi comme une sorte de variation féminine sur Vertigo, mais un Vertigo dont on aurait tordu le scénario de hantise pour redistribuer la morbidité (aimer un mort à travers un vivant) en vitalité (poursuivre ses projets, voir l’amour comme une série de passages de relais).

Rien ne se perd, tout se transforme, comme ce corps mort et aimé dont la matière va se redéployer ailleurs, dans un ascenseur où, par un geste doinelien, Alexander replace sa mèche, rappelant à Martha une manie similaire chez Paul. La scène, magnifique, se présente avec la simplicité d’un petit miracle, et même si les deux hommes ne se ressemblent pas du tout (Schomburg avait d’abord pensé à faire jouer les deux rôles au même acteur), on s’émeut de retrouver Paul. Le film entier est à l’image de cette scène et de ce geste, tout en élégance, en même temps qu’il avance à l’énergie de ses contradictions : le morbide et le pathologique deviennent les moyens de faire subsister cet horizon de projets auquel Martha ne veut pas renoncer, sautant par-dessus le deuil pour attraper cet homme qui se laisse dévorer – entre eux on dirait le jeu d’un chat obstiné et d’une souris malicieuse. Belle idée que de ne jamais faire payer à Martha le prix de sa morbidité, de ne jamais poser moralement la question de son délire, qui n’existe qu’en tant que possible succès ou échec (réussir à faire plier l’autre sous le poids du même, en recomposant non pas un visage et un corps, mais simplement la promesse d’un avenir).

Et la mise en scène est à l’image de ce souci du détail et du calcul : léchée, minimaliste et lumineuse, toujours juste sans jamais être flamboyante (scène très belle du choix des cercueils filmée depuis une série de miroirs sur le mur), proche en cela de ce que tentait Sous toi, la ville, autre jeune film allemand qui, lui, avait le défaut de se laisser prendre au piège de son formalisme. Réunis sous le même patronage hitchcockien (Sous toi, la ville s’appropriait de son côté le thème de l’affrontement amoureux façon La Main au collet), les deux films sont traversés par le même horizon de vampirisation, la même définition de l’amour comme une pure et simple dévoration.

Pour autant L’Amour et rien d’autre, et c’est son tour de force, ne semble jamais écrasé par la référence hitchcockienne. Essentiellement parce qu’il prend soin de déjouer son esprit de sérieux par quelques subtiles saillies, venues prendre en charge la menace du caricatural, par exemple quand Alexander, prof d’histoire, ouvre son cours en citant Hegel et l’idée, fameuse, qu’un grand événement a toujours lieu deux fois. Ou dans ce hasard orchestré dans un bus, qui scelle la rencontre entre Martha et Alexander après leur première rencontre dans l’ascenseur, et où l’on comprend que le goût du jeu d’Alexander répond au déni de Martha. Au cours de leur premier dîner, Martha demande à Alexander s’il n’a pas l’impression qu’ils se connaissent déjà depuis longtemps et qu’un lien profond et invisible les relie entre eux. Il répond que non, et elle réplique qu’elle non plus, esquissant pour un moment ce que le film aurait pu être (une lourde histoire de fantômes et de prédestination) et qu’il n’est pas. Il a une autre ligne à suivre, ligne solaire déployée jusqu’à son terme aussi incongru que beau : une victoire marseillaise sur fond de Magic System, remportée par des personnages sortis étonnamment indemnes de leurs petits arrangements avec la réalité.