Dernière comédie de Godard avant le passage vers un cinéma du crépuscule et de l’outre-tombe, King Lear nous parvient enfin. La genèse du film fut rocambolesque : une commande de la Cannon au milieu des années 80 conclue par un accord signé sur la nappe d’un restaurant cannois. La Cannon, à cette époque, est à peu près l’équivalent des productions Bruckheimer aujourd’hui : ses stars se nomment Chuck Norris ou Sylvester Stallone, ses mobiles dépassent rarement les ambitions bassement réactionnaires et mercantiles d’un John Millius. Le film, évidemment, ne sortit jamais. Godard, comme à son habitude, détourne la commande au profit d’une succession de saynètes distendues agissant comme des bâtons de dynamite aux yeux de producteurs horrifiés. La farce, ici, se déploie sur plusieurs niveaux : du simple récit -adaptation de King Lear broyée en une hirsute mélopée barbare sans fil directeur- à la mise en abyme du projet qui se déroule comme en temps réel sous nos yeux. On y voit Norman Mailer quitter le tournage, de multiples stars passer comme des touristes et Godard lui-même, fantôme clownesque flanqué d’une perruque de fils électriques sur fond de borborygmes nasillards.

Comme dans les films suivants de Godard, la beauté surgit d’un plan sublimement éclairé (étendue d’eau, verdure éclatante) ou d’une simple voix off venant se plaquer sur un corps filmé dans la simplicité d’un décor trivial au possible (une salle de restaurant, un bureau, etc.). Surtout, Godard expérimente ici pour la première fois sa revisitation personnelle de l’histoire du cinéma vue comme un grand cimetière des éléphants baignant dans d’irradiantes lueurs mortifères. L’oxymore visuelle apparaît comme le seul principe du film, annonçant déjà les Histoire(s) du cinéma. Suite d’oppositions saisissantes, d’apparitions foutraques (Woody Allen, selon un simple jeu de mot sur son nom) et de visions hallucinées, King Lear ressemble à un carnaval burlesque traversé de longues échappées hypnotiques. Il ne s’agit pas ici de voir une pensée en action (ni continuité ni raison apparente n’adviennent) mais sa simple mise en mouvement croulant sous un déluge d’idées nues présentées comme au fil d’une guirlande clignotante et ténue posée sur le vide (du projet comme de sa mise en chantier). La vérité comme Tout et son contraire est l’idée motrice du film. Rire et pleurer simultanément (le clown) ou réaliser un poème tragique en même temps qu’une mauvaise blague jubilatoire sur le dos des pires fossoyeurs du cinéma : bonheurs parmi tant d’autres offerts par ce petit chef-d’oeuvre de terrorisme jouissif et bienveillant.