Ken Park, malgré son titre, est un portrait de groupe, montage quasi-médical de figures dans la lignée des précédents films de Larry Clark. Nulle volonté ici de faire ressortir un personnage précis (l’ado du titre est une ombre vue quelques secondes -début et fin-, qui plane indistinctement sur le film), mais au contraire une recherche de fonte des figures dans un grand bain de circulations et de croisements (des corps, des désirs et désillusions de chacun, réversibles et complémentaires). Une bande de skateurs et de kids sans histoires, à laquelle on pourrait soustraire ou ajouter n’importe quel comparse : Claude, Shawn, Peaches et Tate, soit quatre portraits en mouvement, irréductibles à toute trace de fiction. Contre eux, le monde immobile et figé des adultes : père incestueux et violent, grands-parents hors du coup, mère délurée ou absente. Il est peu dire qu’un impérieux désir de fuite et de liquéfaction mobilise Ken Park de bout en bout.

Il n’est pas question ici de chercher les origines du mal adolescent (tout est clair et limpide dès le début, sans aucun théologisme journalistique ou socio-ésotérisme à la Michael Moore), ni même de tenter une quelconque approche réaliste ou impressionniste (Elephant), mais de dresser une sorte d’implacable jeu de l’oie esthétique : un fil tendu, une mécanique qui confine au systématisme (à chaque scène de dispute ou d’incompréhension vis-à-vis des parents succède une séquence de sexe crue ou de communion fusionnelle entre kids) par lesquels se dessine une cartographie existentielle et métaphorique (le père brise la planche de skate de Claude / la fumette qui suit prend des allures de transe déliquescente). Film à la rigueur lancinante, empli d’une froideur désespérée, Ken Park est un hymne au cinéma comme construction scientifique d’une triviale mythologie du présent. Un état des lieux dont l’horizon, le cliché (l’aspect satire très Simpsons du monde des adultes), ressort absolument vif et raffermi, sans une once de hauteur ou de complaisance.

Le sexe (filmé avec une frontalité qui achève souvent de le désérotiser), la fuite n’y apparaissent pas dans une épaisseur romantique propre aux plus mauvais films adolescents post-Fureur de vivre ou Outsiders, mais à la manière d’une thérapeutique froide et désincarnée. Clark oppose à la lucidité blanche de son regard une recherche constante d’équilibre entre compassion et mise à distance. Son oeil n’est pas celui d’un entomologiste, encore moins celui d’un père protecteur : il se trouve dans un entre-deux idéal, mélange de douceur et de glace, brûlant et se consumant pour ses kids, mais sachant tiédir au prix d’oppositions radicales (l’aspect montage photographique des scènes) ou d’impérieux stratagèmes d’autodestruction (la façon limite caricaturale de filmer les adultes). Entre présent pur et sentiment d’être au monde de toute éternité, son cinéma, à l’image de la longue scène de sexe finale, possède une force unique à se libérer de toute temporalité pour déboucher sur un espace à l’absolue neutralité : un Eden ambigu traversé de grises fulgurances.