De toutes les qualités d’ennui envisagées par le cinéma récent (hongrois: vent râpeux, fagots lourds et pommes de terre; roumain: ruminations ménagères, bourdon du frigo; argentin: vent très léger sur végétation moite, respiration régulière du maté), la variante portugaise est évidemment la plus douce: ennui buté et sensuel, ronron musical jusque dans le silence, qui finit par percer le quotidien pour en faire surgir des fontaines de rêves hirsutes. Dans John From, deux filles jeunes s’ennuient parce que c’est l’été. Elles portent des petits shorts sous des t-shirts rayés, font la moue à leurs journées obstinément identiques, écrasées par le soleil qui fait luire leurs peaux comme il blanchit les murs de la ville. La mer est proche, on la sent dans l’air, mais les journées passent dans un genre de cité HLM où les filles vivent en voisines, se croisent chaque jour avec la conviction molle de l’amitié, se laissent des petits mots pliés en quatre, dans un recoin de l’ascenseur. Parfois, elles arrachent à leur indolence l’effort d’aller trainer sur Internet, et regardent des vidéos animalières, des vidéos sur des paresseux: « Qu’est-ce qu’ils sont lents… » L’ennui délicieux de John From est un ennui au carré: portugais et adolescent.

Il est délicieux sans surprise parce que l’auteur du film, João Nicolau, en est un maître particulièrement inspiré depuis son premier court métrage, Rapace, qui fit une impression indélébile à qui le découvrait à la Quinzaine des Réalisateurs il y a exactement dix ans. Trois autres courts et un long ont suivi sans jamais lui offrir, en dépit de son immense talent, le tiers de la notoriété de son compatriote et ami Miguel Gomes, lui même fortiche dans le registre du dilettantisme rêveur. Cela est dû, on l’imagine, à un tempérament plus modeste, qui est aussi celui de ses films, aussi merveilleux qu’imparfaits, « petits » films qui voient grand mais discrètement, s’en excusant presque et sans chercher à séduire, portés seulement par un tempérament d’artiste lui même indécrottablement rêveur. La formule, de fait, est inchangée d’un film à l’autre. L’ennui, s’il y est délicieux et mis en scène avec un admirable souci du détail, n’y est jamais qu’un prétexte: il s’agit toujours d’en sortir, par le goût du jeu et des petits rituels fantaisistes, par des chorégraphies légères au milieu des centres commerciaux, ou carrément par l’appel du large quand L’épée la rose, premier long métrage, s’embarque depuis Lisbonne sur la voie insensée du film de pirates, avec galion d’époque et chasse au trésor.

Ici, l’une des deux filles trompe son ennui en tombant amoureuse, follement, d’un voisin plus âgé et père de famille, lui-même entiché non pas d’une femme mais des îles du Pacifique. Alors, par la seule force de cette passion d’été, le quotidien de la fille va se remplir doucement de Mélanésie, se couvrir de couleurs, de traditions, de musiques du bout du monde. Il est étonnant qu’après l’ambition folle de L’Épée et la rose, Nicolau nous revienne avec ce film de poche, ramenant ses rêves de voyage dans le périmètre étroit d’un quartier de Lisbonne, donnant un peu l’impression de faire les choses à l’envers – on aimerait croire que c’est par dilettantisme, mais il est évident qu’il ne doit pas facilement trouver à financer ses films. John From, à ce titre, déçoit légèrement, parce que son excessive modestie lui fait emprunter un chemin déjà bien balisé: on commence à connaître un tout petit peu trop cette logique d’enchantement coloré pour en être parfaitement ému, et le dernier mouvement du film, un peu couru d’avance, n’est paradoxalement pas le plus enchanteur.

C’est au contraire quand il reste arrimé à la mollesse voluptueuse des filles qu’il trouve ses plus beaux moments, dans une collection de plans magiques en forme d’ex-libris, vignettes idéales à la géométrie discrète et typique du génie minimaliste de Nicolau. Il y a trois fois rien dans ces plans: une fille qui tresse doucement une natte à sa copine; les deux mêmes qui longent un mur la nuit, en chancelant parce qu’elles ont trop bu; deux avions minuscules qui traversent le ciel comme une paire de guêpes, pour rien, en trois secondes à peine, comme un morceau d’un autre film qui aurait perdu son chemin. C’est trois fois rien et c’est en même temps parfait, à l’image de ce film dont la douce modestie devrait être un modèle pour beaucoup: tout petit film, mais tout petit film de rêve.