« Mes films s’adressent aux gens qui aiment les films. Alors si vous êtes amateurs de cinéma, vous les aimerez peut-être« . Voilà, pour l’essentiel, le discours fugace dont s’est fendu Joe Dante lors de la soirée d’ouverture du dernier festival de Strasbourg. Il y a un peu plus qu’un truisme dans cette présentation économe. Par le passé, Dante avait déjà établi une distinction entre deux races de cinéphiles : « ceux qui aiment les films, et ceux qui aiment seulement les films qu’ils aiment« . Distinction que Tarantino reprenait d’ailleurs à son compte au temps de Reservoir Dogs, en se rangeant bien sûr dans la première catégorie, celle des cinéphages dévorant à toutes les tables, par-delà les genres et les âges du cinéma. On sait combien Dante lui-même affirme, jusqu’à l’intérieur de ses films, son appartenance à cette famille-là : de Hurlements à Panic sur Florida Beach, les écrans de télé et de cinéma empiètent sur la vie, les personnages de fiction contaminent le réel ou, pire encore, s’amalgament avec lui dans un cauchemar vaste comme l’Amérique. It’s a Good Life, son segment de La Quatrième dimension adapté de l’épisode homonyme de 1961, est sans doute l’échantillon le plus parlant de cette vision récurrente : une institutrice y rencontre un garçonnet aux pouvoirs occultes, dont le jeu favori est de retenir sa famille en otage dans un irrespirable cartoon à échelle humaine.

Loups-garous métas
« Je ne suis pas aussi mordu que Quentin« , sourit Dante avec une courtoisie old-fashioned. « Mais, oui, je crois que la fiction m’obsède parce que je ne connais qu’elle. Les écrans m’ont accompagné toute ma vie. Parfois ils sont le sujet du film, parfois il s’agit plutôt de références inconscientes. Mais le thème est toujours le même, au fond : c’est le lien entre ce que vous craignez intimement et ce que vous aimez voir dans une salle de cinéma. Et les moyens de sublimer la peur pour arriver à vivre. » Ses plus beaux films décrivent effectivement ce va-et-vient entre un objet redouté, un « ça »  niché dans l’inconscient des personnages, et sa matérialisation dans le monde sous forme de chimères échappées des salles de cinéma et des postes de télé. En 1981, Hurlements imagine un argument particulièrement retors pour mettre en scène ce dialogue entre croyances populaires et peurs tangibles. Dans le cadre d’un reality show musclé, Karen White, une journaliste d’investigation, s’accorde avec la police pour cueillir en direct un tueur en série. Elle accepte à cet effet un rendez-vous avec lui dans un cinéma porno. Traumatisée par l’expérience, elle est envoyée par son médecin dans un camp de vacances interlope, abritant une société secrète de loups-garous. « Je pensais qu’Hurlements serait ma première et dernière chance de tourner un film de loups-garous, alors j’ai tenté d’épuiser toutes les idées que j’avais sur le genre. Il m’a semblé plus intéressant d’imaginer une société contemporaine où les loups-garous sont connus de tous : comme les personnages ont vu des films de loups-garous, ils sont eux-mêmes conscients des codes et des tropes typiques de ce cinéma. C’était donc une sorte de déclaration postmoderne, si vous voulez : les monstres que nous avons inventés sont parmi nous ».

To Catch a Werewolf
Le dispositif, de fait, parait visionnaire. D’abord parce que cette idée postmoderne de l’épouvante est appelée à faire école, pour le meilleur (Scream) et pour le pire (le found footage roublard qui sévit encore aujourd’hui). Ensuite parce que Dante expose directement la relation de l’Amérique à ses montres populaires, les liens étroits entre le climat moral de la nation et sa manière de figurer l’horreur. Dans le cadre sordide d’Hurlements, l’actualité se confond avec l’épouvante. Le journalisme se mue en spectacle (l’émission de Karen s’apparente à une sorte de Cops ou de To Catch a Predator avant l’heure), tandis que les films d’horreur piochent allègrement dans le réel (le cinéma où se fait pincer le tueur projette un snuff rempli de viols non simulés). Le spectacle ordinaire diffusé en prime-time  – crimes, arrestations chevaleresques, journalisme héroïque – révèle que les croques-mitaines du vieux folklore font partie intégrante de l’Amérique des eigthies, et a fortiori de la modernité. Les monstres n’ont plus grand-chose de chimérique.

Qui, qui, qui sont les Gremlins ?
Les Gremlins valideront évidemment cette idée en 1984. Qui sont-ils, d’ailleurs ? À l’origine, le gremlin est une petite créature chafouine, issue de l’imaginaire des pilotes de la Royal Air Force dans les années 20. Selon une légende urbaine, ces diablotins humanoïdes hantaient les bases aériennes britanniques pour y saboter les moteurs d’avion et les équipements divers. Aussi  incongru soit-il, le mythe se transmet rapidement aux confrères de l’U.S. Air Force, et se popularise dans les années 40 grâce à un livre de Roald Dahl (lui-même ancien pilote de chasse). Le premier gremlin de la télévision américaine s’invite dans un épisode de La Quatrième dimension (encore elle) : il est aussi velu qu’un ours, et vandalise un réacteur de 747 sous le regard médusé d’un passager – l’épisode sera également revisité dans le film de 1983, par George Miller. Chez Dante, le gremlin s’invite donc dans la modernité comme un trublion qu’on ne présente plus. À quoi s’en prend-t-il ? Non plus aux avions de chasse, mais justement aux relais multiples de la pop culture, arrachant les antennes de télévision et détournant le flux d’informations. Dans Gremlins 2, il passe de la simple piraterie à la colonisation en bonne et due forme : non content d’avoir terrifié le Midwest, il accapare les commandes du pays entier depuis les newsrooms new-yorkaises. Si le monstre jaillit de l’inconscient collectif, ce n’est que pour mieux prendre les rênes de celui-ci – et par conséquent, de la marche du monde.

Cold war et sueurs froides
Dans les cauchemars de Joe Dante, l’homme serait donc prisonnier de la fiction, piégé par elle dans une sorte de cercle vicieux. « Il y a quelque chose de La Rose pourpre du Caire dans mes films. La réalité nous effraie, alors on trouve refuge  dans le cinéma. Mais ce que l’on y voit ne fait que nous renvoyer à nos peurs primaires, et celles-ci traversent l’écran pour nous envahir… C’est une manière de dire, j’imagine, que la peur fait partie de notre condition : quoi qu’il arrive, on ne peut s’empêcher d’engendrer des monstres, fictifs ou non. » Panic sur Florida Beach raconte précisément cette fatalité : à Key West en 1962, la menace nucléaire vient faire concurrence à l’avant-première du nouveau film d’horreur de Lawrence Woosley (alter-ego de William Castle, héros d’enfance du jeune Joe). Un jeune garçon reste sourd au branle-bas-de-combat qui agite la ville, trop pressé de découvrir la nouvelle histoire d’homme-fourmi signée Woosley. Non seulement l’épouvante et l’Histoire fusionnent à nouveau, mais Dante conçoit le temps du spectacle comme la véritable épreuve du feu, l’instant de vérité durant lequel se surmontent les enjeux fondamentaux de l’existence. Au cours de la séance, le jeune cinéphile apprendra à vaincre sa peur (notamment en invitant une fille à sortir avec lui), tandis qu’un conflit bien réel fait rage dehors. « Le récit est largement autobiographique, même si je n’ai pas eu la chance de voir William Castle débarquer dans ma ville en pleine crise des missiles cubains ! Le film se nourrit d’angoisses très palpables à l’époque. La menace planait partout à a télévision, et j’aurais bien voulu voir des créatures de cinéma débarquer à la rescousse. D’un point de vue thématique, Panic sur Florida Beach est sans doute mon film le plus cormanien. D’ailleurs, Roger m’a dit y avoir vu un peu de lui-même. »

Ciné(Cor)man
Si quelqu’un est à même d’employer l’adjectif « cormanien », c’est bien Joe Dante. Au sein de l’école Roger Corman, il est certainement l’élève le plus fidèle aux préceptes du maître – et cette logique de  transmission a trouvé à s’incarner dans un acteur, l’éternel second couteau Dick Miller, aussi assidu chez l’ainé que chez son poulain. Roger aurait-il transmis à Joe cette conviction que la fiction horrifique ordonne la société américaine ? « Sans mon apprentissage auprès de lui, je n’aurais sans doute pas traité le sujet d’Hurlements de la même manière. Roger a toujours considéré que les codes du cinéma d’exploitation sont ancrés dans l’inconscient du public américain, c’est ce qui m’a incité à oser cette approche postmoderne de l’horreur. » Mais d’ailleurs, en quoi consiste « l’apprentissage » de Roger Corman ? « Il s’agissait d’intégrer des règles très pragmatiques. En France, vous donnez une définition esthétique à la série B, mais en Amérique c’est un peu différent. Roger aime à dire que la série B est en réalité morte avant lui, avec la ghettoïsation des double-programmes au milieu des fifties. Ce qui définit sa manière de produire des films, c’est plutôt sa foi dans l’exploitation, et son idée que tout est racontable grâce aux ‘canons’ du B movie. Il nous fixait un cahier des charges sommaire, quelques conseils sur les focales et la composition des plans. Pour le reste, nous étions libres pourvu que nous veillions à incorporer les ingrédients typiques de ‘l’exploitation film’. Et c’est pour cela que Coppola, Scorsese, Hellman, Demme ou moi-même avons pris des sentiers si différents : il n’y avait pas de dogmes avec Corman. Quand on pense que James Cameron fut aussi l’un de ses disciples ! Encore que le premier Terminator, c’est typiquement une B movie fait-main. »

Codes et pré-code
Foi en la puissance des monstres en latex, des conventions les plus sommaires, des chimères habitant l’inconscient des masses depuis une ère bien antérieure à celle du cinéma… Rien d’étonnant à ce que le plus fidèle héritier de Corman ait fini par faire son grand sujet de ces puissances-là. Naturellement, l’époque contemporaine fascine Dante autant qu’elle le laisse perplexe. « Regardez le found-footage et l’ensemble de l’épouvante moderne : les caméras et les écrans gouvernent absolument tout, c’est bien pire que dans mes films. Et moi qui me croyait original ! Mais il n’y a plus vraiment d’idées dans tous ces bidules, c’est juste qu’il n’ont pas le choix : le public envisage la réalité par écrans interposés, alors pour lui faire peur dans un film, il faut coller des écrans de smartphones un peu partout. Chez moi, les clins d’oeil postmodernes se résumaient à quelques scènes où les personnages regardaient des films d’horreur pré-code Hays. Si on filmait ça aujourd’hui, tout le monde se demanderait ce qui cloche dans la tête de ces gens qui regardent  des vieilleries en noir et blanc pour le plaisir !« . Dans ce présent aux airs de vaste mise en abyme, cinéma et médias évoquent de fait un croisement entre le cauchemar de Gremlins et celui d’Hurlements : une société rongée par le « méta », grignotée par son propre reflet, mise à sac par ses propres démons. Joe, lui, continue de faire du cinéma – du « petit cinéma », précise-t-il au sujet de Burying The Ex (et le moins qu’on puisse faire est de lui donner raison, tant le film ressemble à un précipité malingre de marottes dantiennes). Mais plus question d’y évoquer ce rapport de l’Amérique à sa pop-culture, conclut-il en évoquant tout de même un film rêvé qui, il faut bien le dire, a de quoi nous faire rêver aussi : « Comme vous le dites, l’époque m’a en quelque sorte donné raison : le réel et la fiction qui s’entredévorent, c’est devenu un phénomène banal. Alors refaire un film là-dessus serait sans doute rasoir ! En revanche, moi qui n’ai jamais tourné de western en dehors du court-métrage Lightning, je rêverais d’en faire un où l’on verrait tout le monde lire des romans de gare stupides. Pour qu’on se rende compte à quel point les médias pèsent lourds dans la société américaine, depuis toujours. Et que l’on devrait se méfier de cette manière de vivre avec toutes ces images, partout, tout le temps. « .