Entre La BM du Seigneur et Mange tes morts, il y a le passage à une forme plus structurée, où les comédiens ne semblent plus jouer leur propre rôle.

Oui, et c’est très accentué pour Fréderic, qui d’emblée a voulu être dans l’interprétation d’une histoire qui n’est pas la sienne. Mais on a tout de même eu le tournage à la Herzog, certains ont failli mourir, on a eu droit aux bagarres, aux coups de feu, aux problèmes avec la cité. Plus d’une fois, j’ai pensé ne pas terminer le film. Les mecs de la cité ont voulu nous voler. Fred est parti les chercher avec un flingue. Je lui ai dit « si tu dois tirer, tire dans la jambe, hein ». Bon, il n’a pas eu besoin de le faire, il est juste arrivé avec ses 140 kilos. Mais l’ingé son dans le coffre de la bagnole, lui, s’est fait une belle frousse quand Fred prenait tous les talus à toute vitesse. Sur le moment, les acteurs étaient bien vénères mais finalement, ils étaient assez contents de ce petit épisode. Ça nous a même donné une scène fabuleuse quand ils jactent dans la bagnole. Ils avaient retrouvé leur vie, enfin surtout Fred qui a connu la voyoucratie, fait des chasses en bagnole avec les flics. Donc je me suis d’abord dit qu’on ne m’y reprendrait plus mais après tu ressens toute cette nouvelle énergie. Dans French Connection, Friedkin prend pour chef op’ un reporter de guerre qui a connu la révolution cubaine, pour lui amener cette énergie. Mais tout ça, c’est l’histoire de l’image, il y a un truc derrière, que ce soit Malevitch ou autre chose. Il faut ce que ce soit habité sinon comme dirait Paul Klee, « il y a des peintures qui manquent de peuple ».

On retrouve dans votre cinéma un certain goût pour la mythologie et le paysage, plus habituel dans le cinéma américain. Mais la force du film est de donner un ancrage totalement naturel à cette dimension mythologique.

Oui, c’est une idée qui me plaît, de retrouver l’équivalent d’une forme d’americana dans le territoire français. J’ai vécu mon adolescence dans une banlieue de classe moyenne. J’aimais alors beaucoup les films tirés de Pagnol, leur ancrage par le paysage et le langage. En les voyant je me suis demandé ce que pouvait être mon territoire à moi, parce que je ne voyais pas de salut dans ma banlieue. C’était avant de découvrir Jean Genet, et cette idée du bougainvillier qui pousse dans un terrain vague. J’ai compris que tout était une question de regard. Dans Mange tes morts, quand je montre ce type qui revient dans une banlieue, il la regarde avec l’enthousiasme que peut donner la nostalgie, tout ça au milieu de Mondial Moquette. C’est ma banlieue d’origine. J’ai commencé à l’aimer et l’investir comme un territoire cinématographique. Moi qui suis un grand fan de Cimino, un cinéaste du paysage par excellence, j’ai pu remettre tout ce que j’ai aimé dans les grands films américains à l’intérieur de la banlieue. Quand j’étais ado, le dimanche soir tu pouvais voir ces westerns, où les grandes plaines étaient filmées de telle façon qu’elles étaient bénies des dieux, ou totalement habitées par l’homme, avec une idée syncrétiste de la vie. Ça jurait un peu avec les décors de banlieue. Heureusement mes parents m’ont envoyé à la montagne, c’est pour ça que j’ai beaucoup aimé ce film de Stevenin, Le Passe-montagne. Et puis un jour je me suis retrouvé avec les gitans face à ces terrains vagues et là j’ai découvert la beauté comme la voyait Jean Genet : une flaque d’eau, un reflet et la lumière du ciel. Tu poses ton cadre, tu filmes, et tu retrouves naturellement un peu de Brueghel. C’est comme cela que j’ai pu me retrouver à la croisée de différentes sources : la peinture, le cinéma, le paysage, Genet.

Qui vous intéresse aujourd’hui dans le cinéma français contemporain ?

Dumont. La vie de Jésus, où il y avait tout pour moi. Il y a peut-être d’autres cinéastes, mais je ne regarde pas beaucoup de films français. Alors je vois bien des tentatives de greffer le mystique sur le réalisme le plus cru mais bon… En France on a cette culture qui fait qu’on ne se confronte pas tout à fait à son sujet. On vient tous aujourd’hui d’un milieu un peu intellectuel, culturel, qui fait que souvent on ne sait pas de quoi on parle, faute de le connaître ou de l’avoir vécu. L’inverse des Américains. Quand Schrader écrit Taxi Driver, il parle avant tout de lui, de son obsession des flingues et de trucs politiques. Scorsese filme ensuite le scénario sans tout à fait voir ce sujet politique, et quand il le saisit, il fait sauter une demi-heure de discours inutile. Scorsese savait ce qu’étaient les truands même s’il les voyait de loin. Avec la génération suivante, celle de Tarantino, le cinéma devient exclusivement un projet de cinéphile. Comme si nous n’étions plus concernés directement. Tournée d’Amalric me fait chier parce que c’est que de la pose à partir de Meurtre d’un bookmaker chinois, en plus c’est super prétentieux. Donc moi, je fais gaffe à savoir ce que je vais raconter, à raccorder avec des choses extrêmement personnelles. L’époque ne peut pas produire un Jean Genet. On est trop bombardé par les images. Quand j’étais ado, je voyais certains films, pas tous, et ce sont toujours les même aujourd’hui, qui renvoient au même monde. Les acteurs ne voulaient pas être acteur, John Wayne poussait les rails, Mitchum a vu un jour Rintintin et s’est dit si un chien peut le faire, je peux le faire. Pour John Wayne, ce n’était pas viril d’être acteur. Quand il a voulu s’acheter un bateau, il a acheté un torpilleur de la marine et il en a fait un yacht. Ce monde a disparu, et comme il a disparu, les œuvres qui y étaient produites ont aussi disparu. Mais c’est grâce à cette cinéphilie-là que je me retrouve à travailler avec des mecs comme Fred, que je suis en accord avec mon fantasme. Mon fantasme, et pas ma vie, car si un magicien débarquait et me demandait : qu’est-ce que tu veux être ? Je dirais Jean Genet. Mais va falloir payer la dîme.