« Je vous construirai une ville avec des loques, moi ! je vous construirai sans plan et sans ciment / Un édifice que vous ne détruirez pas / Et qu’une espèce d’évidence écumante Soutiendra et gonflera, qui viendra vous braire au nez ( …) »*. S’il fallait absolument qualifier la valeur politique du film d’Elia Suleiman –absolument, parce qu’il n’est pas sûr que l’entrée principale de cet ovni filmique soit justement le ou la politique- on pourrait dire qu’Intervention divine est quelque part entre l’humeur massacrante et libératoire de ces vers d’Henri Michaux et le passage célèbre de Breton : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas ».** D’ailleurs, l’Amour fou pourrait être un autre titre pour le film et magique-circonstancielle un adjectif juste pour dire ce qui s’y passe, une chronique de faits et gestes touchés par un principe de certitude : imposer à la géopolitique du désastre et du crime une géographie imaginaire du pire, un tracé borderline du champ politique actuel au Moyen-Orient. Alors que les pamphlets sont le plus souvent vociférants et agressifs, celui de Suleiman est mutique et désespéré, sans haine et sans rire. Intervention divine a le visage fermé de son personnage principal -incarné par le cinéaste- et sa grâce aussi, puisqu’il s’agit de Dieu et de ses pouvoirs.

De ce qui précède, on aura compris que Suleiman est un poète et non un prosateur. Il n’argumente pas. Il ne mentionne pas l’Histoire. Il ne fait pas preuve de tolérance, ni d’intolérance. Il ne fait pas de pédagogie à l’adresse des jeunes générations. A cet égard, il est l’inverse d’un Amos Gitai dont les derniers films -par exemple, le très beau Kedma, rejeté par certains à Cannes dans une mise en balance douteuse avec le Suleiman- sont comme une invitation à comprendre le présent à partir du passé, au risque d’un télescopage assumé mais parfois maladroit. Suleiman n’explique rien. Il montre, simplement, avec une rage rentrée qui fouette chacun des tableaux du film. Il montre quoi ? D’abord, la Palestine comme une maison de fous, une maison malade où chacun vaque à ses petites affaires, à son emploi du temps destructeur : trouver une insulte pour chaque passant, détruire une route, crever un ballon, accumuler des bouteilles de verre sur un toit avant de s’en servir comme projectiles contre la police, jeter ses sacs poubelles chez la voisine et lui reprocher son manque de correction quand elle viendra s’en plaindre.

Dans ce premier temps du film, Suleiman fait beaucoup penser à Tati -rythme et situation-, un Tati du malaise palestinien, où le vide identitaire se traduit par un anonymat des lieux, la sérialité des actions sans but, une mécanique des faits et gestes ; mais, après cette « ouverture », le film prend une toute autre direction et change de rythme. A la perte de sens et à l’absence de relation entre les personnages qui en découlait, le cinéaste substitue des situations où la question du lien devient centrale et exposée sous différentes formes : rapport entre un fils et son père malade, relation amoureuse entre un homme et une femme -inoubliable scène d’amour- rapport politique entre ce couple et les gardes israéliens du check-point qu’ils observent nuit et jour. Dans ces moments où il traite explicitement du rapport à l’autre, le film de Suleiman atteint parfois des sommets de beauté et donne toute sa puissance (de feu). C’est que la question du regard devient le sujet du film et que le caractère ludique, la nature presque anodine de ce qui a précédé apparaît peu à peu sous un autre jour, comme le commencement d’une échappée très noire qui va se poursuivre jusqu’à l’explosion de la double séquence finale : l’humiliation au check-point et le mirage au champ de tir.

Intervention divine fonctionne à double détente : d’abord, un champ de ruines intimes qui provoque notre rire, puis une compassion ; ensuite, un champ de ruines morales qui nous saisit d’effroi. La violence libératoire de la séquence finale est la dernière tentative pour sortir les spectateurs de leurs réflexes bien appris. Comment regarder les Palestiniens ? Au cours du film, le visage blanc du personnage, son silence face à son père ou à sa fiancée, le ballon-Arafat qui s’envole dans les airs, la persévérance dans l’utopie sombre finissent par agir comme un principe actif, qui creuse et touche de plein fouet le spectateur le plus détendu. Comme tous les grands films comiques, le poème d’Elia Suleiman provient d’une douleur qui affleure à chaque plan.

* Henri Michaux, La Nuit remue (1967)
** André Breton, L’Amour fou (1937)