À quarante-quatre ans, et après une trilogie Batman qui l’a vu passer par le meilleur (Dark Knight) comme le pire (les deux autres), Christopher Nolan ne semble toujours pas décidé à se débarrasser des imbroglios narratifs qui firent autant sa gloire que le lit d’un soupçon constant d’imposture. À vrai dire, on ne lui en veut pas vraiment d’insister. Car au-delà de l’excitation légitime que ce grand horloger des masses sait créer autour de ses scripts, le mérite de son dernier né, Interstellar, est de réussir en parti le pari fictionnel sur lequel s’était cassé les dents son grand frère Inception. Soit, derrière le high concept du hackage de subconscient ou le fantasme hard SF du voyage spatio-temporel : étirer de tous côtés les coutures du blockbuster, le transfigurer en une sorte de super-mélodrame capable d’accueillir 3,4,5 films, tous emboités les uns dans les autres. En dépit de ce qu’on croyait devoir attendre, on ne renifle ici à aucun moment les effluves froides et cliniques du 2001 de Kubrick, dont Nolan ne singe ni la raideur narrative ni le goût de l’abstraction. L’ambition du réalisateur est moins prétentieuse, quoique plus gourmande. Celle-ci n’aspire à aucune révolution fumeuse et tient d’avantage de l’assemblage de bonnes formules : Interstellar, c’est un pot-pourri mariant Signes (pour le côté mélo apocalyptique familialiste) à Mission To Mars (pour le côté space opera en roue libre), sur lequel aurait été saupoudré un zeste de Solaris, un soupçon de Tree of Life, une pincée de Contact — et surtout, pas grand chose de Gravity.

Pas grand chose de Gravity, parce que sous une rivalité apparente, où semble courir une ambition commune pour l’épopée Science et Vie et l’actionner en apesanteur, jamais le film de Nolan ne cherche à répondre au défi techniciste de Cuarón. Il suffira de constater le rapport déceptif qu’Interstellar entretient, chaque fois, avec les grandes séquences attendues : la première traversée du trou de ver, notamment, étrangement sage d’un point de vue spectaculaire ; ou, plus significative encore, la magnifique façon dont le récit décolle dans l’espace, en une ellipse qui évince tous les préparatifs ronflants pour se contenter d’une fusée propulsée par l’émotion d’un adieu. À la dramaturgie axiomatique du survival de Cuarón, Nolan oppose un storytelling émietté, un ébrouement de séquences volatiles et disparates. Avec pareil sujet (foncer à travers la Voie Lactée à la recherche d’une planète habitable), le voyage était pourtant propice à tous les délires figuratifs, mais la mise en scène refuse de perdre le fil de son récit et préfère échafauder brique par brique une gigantesque pièce montée de péripéties, où chaque séquence agit en vase communicant avec la suivante, déverse à coup d’orgues et de lumière grise une même note funèbre.

Si l’on pardonne à Nolan une main parfois lourde et pas mal de maladresses, c’est qu’on le sent animé d’une quête qui dépasse ici l’hypertrophie chichiteuse, pour tenter d’imprimer un mouvement de balancement régulier entre élans prométhéens et convulsions intimistes (voir les émouvantes séquences Skype, que le montage égrène comme des bouteilles à la mer au fur et à mesure du périple). Malgré une boussole affolée par les rebondissements qui s’accumulent, malgré les vents contraires qui agitent de bout en bout les voiles de son récit, Interstellar semble aimanté par un coeur sentimental très chaud, lequel permet au film de tracer une ligne claire dans les dédales d’un scénario protéiforme et grumeleux. Que Nolan s’avère l’un des réalisateurs les plus patapoufs d’Hollywood ne change rien à l’affaire, puisque la séquence d’action en elle-même n’a que peu d’intérêt : n’importe que son double-fond, l’intrication perpétuelle qu’elle entretient avec les autres strates du récit (superbe séquence expresse sur une petite planète envahie par les raz-de-marée, où la fuite est d’autant plus pressante pour nos astronautes que chaque minute leur fait perdre un an).

De façon plus diluée, le film reconduit ainsi le principe de modulation et d’interdépendance à l’oeuvre dans Inception, cette suspension de tous les enjeux au fil d’une action se déroulant dans un autre espace-temps. La beauté d’Interstellar réside tout entière dans ce fantasme d’un storytelling envisagé comme gigantesque montage parallèle, où plusieurs destins s’éloigneraient et se recouperaient au gré des bourrasques spatio-temporelles — où un père, missionné pour sauver l’humanité, s’en ira vivre son rêve dans l’espace tandis que sa fille, restée sur Terre à le maudire de l’avoir quittée, héritera des années plus tard de son fardeau. C’est la petite leçon d’humilité qui libère ce film tiraillé de bout en bout par une quête impossible de grandeur et de métaphysique : en dépit d’allers-retours aux confins de l’univers et d’un monde au bord de l’agonie, la vie y demeure une simple tragédie du temps qui passe, scandée par les promesses non tenues et les rendez-vous manqués.