Blockbuster oscarisable, Inception semble un film conçu dans une euphorie totale et un absolu sentiment de toute puissance. Logique, vu le récent triomphe public de Dark knight, mais tout de même, il est assez rare qu’un cinéaste parvienne à profiter d’un contexte aussi souriant sans se voir rattraper par quelques prévisibles effets pervers (mégalomanie, limites personnelles…). S’agissant de Christopher Nolan, wonderboy toujours sur le fil de l’arnaque, parfois passable (Le Prestige), souvent péteux (Dark Knight justement, dont l’autosatisfaction se disait jusque dans les plus évidents moments de faiblesse), la performance est d’autant plus louable qu’elle repousse nettement les limites habituelles du cinéaste, sans dénaturer son identité de mystificateur.

L’intrigue est d’ailleurs typiquement nolanienne, entre pseudo délire universitaire et spectacle forain. Cobb (DiCaprio) est un hacker de subconscient, piratant le sommeil des grands patrons pour leur soutirer leurs secrets de business. Un client le contraint à faire mieux : non plus seulement voler, mais inoculer une pensée dans l’esprit d’un riche héritier. Belle idée que de lier la dialectique vaporeuse du rêve à la froideur pragmatique de l’espionnage industriel. Du rêve, Nolan ne retient qu’une dimension naturaliste, puisque les proies potentielles doivent se croire éveillées pour tomber dans le panneau. Exit le freudisme de comptoir, les visions surréalistes : Inception est d’abord un film de casse, un film d’arnaque, dans lequel il s’agit avant tout de générer du plausible. Science-fiction oblige, l’enjeu passe par l’invention d’une technologie – un logiciel à la Matrix, générateur d’artifices manié en virtuose par DiCaprio et son équipe.

La première moitié a valeur de mode d’emploi. Elle est l’occasion pour le spectateur de digérer le gros du concept, et, pour le cinéaste, d’un galop d’essai, pour du beurre, dans les rues de Paris. DiCaprio y emmène une étudiante en architecture, lui explique les rudiments de son art : comment replier un boulevard sur lui-même, duper le subconscient, apprendre à se réveiller, etc. Une sorte de teasing pour la grande opération à venir, qui galvanise Nolan et dont le sujet (la mystification) et le grand projet formel (la technique de l’« inception » dont il détaille le moindre rouage avec délice) lui inspirent une jouissance palpable. Sa grammaire n’a jamais semblé aussi aboutie qu’ici, déliant les mouvements avec ampleur et fluidité (sublime utilisation du numérique), réduisant à peau de chagrin les plans bâtards et chichis fumeux dont il avait pu se rendre coupable.

Rien ne semble résister à ce transcendant logiciel d’architecture, paradis formel pour metteur en scène où tout, temps comme espace, est modulable, divisible. Le film introduit néanmoins une zone récalcitrante, une sorte de hors champ magnétique et psy – on nage tout de même en plein subconscient. Cobb voit s’introduire dans la machine un virus qui, reflux d’un trauma ancien, prend le visage de Marion Cotillard – épouse mystère, image contrariante qui, à elle seule, déplace les enjeux, poussant le récit à changer de cadre et de regard (troublé, Cobb laisse à son assistante une partie des commandes). Hypothèse de mélo que le cinéaste se contentera d’effleurer (le segment est beau mais un peu froid, théorique), davantage intéressé par les conséquences formelles d’une telle boucle sur le récit : prendre une image en filature, la décortiquer, et puis revenir à la mission, comme on remonte à la surface. Dans le détail, cela donne des effets ludiques de vases communicants : une plongée traumatique dans les limbes se répercute au niveau supérieur, comme une onde de choc (les corps de l’équipe de Cobb, agités dans leur sommeil, menaçant de se réveiller au mauvais moment). Plus largement, le film d’action se double d’une puissance émotionnelle (le côté Oscars), que Di Caprio prend seul en charge. De la récréation nerd d’un Matrix, Inception dérive alors discrètement vers de Palma, en moins érotique : quête éperdue de l’image manquante, portrait d’obsessionnel mélancolique (Di Caprio impérial, version high-tech du Travolta de Blow Out). Grand film, assurément, signé d’un cinéaste qui tient visiblement la forme de sa vie.