L’histoire est vraie, et elle est passionnante évidemment : en pleine Seconde Guerre Mondiale, un mathématicien brillant mais asocial, Alan Turing, est mis au service de sa Majesté afin de décrypter l’insondable Enigma. Accomplissant l’impossible au point d’accélérer de deux ans la fin du conflit, il posera au passage les premières bases de l’informatique, avant d’être condamné à la castration chimique pour homosexualité et de se suicider dans la solitude la plus totale. On sait combien Hollywood est friand de ces grands biopics en scope et en zones d’ombres, exhumant le destin de ceux qui ont, en secret, changé la face du monde. Triste perspective pourtant, que celle d’imaginer Imitation Game rafler la mise aux Oscars (8 nominations), tant il représente le point de non retour d’un académisme fardé jusqu’aux cils mais incapable, avec ses postulats psychologiques poussiéreux, de négocier la moindre trajectoire retorse.

Passe encore que le plus grand bienfaiteur objectif de l’humanité (14 millions de vie épargnées grâce à son invention) soit un misanthrope anonyme — il y a deux semaines, Heinrich Himmler – The Decent One nous rappelait que les barbares les plus illustres pouvaient aussi se révéler très courtois. Mais que celui-ci s’avère par ailleurs être l’un des pères et théoriciens de l’ordinateur, en même temps qu’une victime de l’homophobie d’état, c’en est trop pour le balourd et norvégien Morten Tyldum, qui se brûle les doigts en trimballant toutes ces patates chaudes de scène en scène. Dépassé par les événements, le réalisateur veut faire tout bien et se plante à chaque fois, dans une hagiographie à la fois ambitieuse et calibrée pour un dimanche soir cathodique, suite de défis dramaturgiques sans cesse résolus par de mauvaises idées.

Sur le papier, le film semble pourtant parfaitement appréhender l’épaisseur diffractée de son héros : à la fois génie, monstre, martyr. Le hic, c’est qu’au lieu de faire circuler ensemble tous ces courants contraires, de les amalgamer en une tragédie opaque sur les zones d’ombre de l’histoire, les apories de la victoire et la relativité du progrès (à ce propos, Foxcatcher est toujours en salle et il est toujours magnifique), Tyldum traite tout isolément, appliquant bêtement sur chacun des registres sa grammaire ad hoc : le génie est imbuvable mais inspire l’admiration ; le monstre mérite des baffes tout en ayant des failles ; le martyr est au bout du rouleau et donne envie de pleurer.

Cette rhétorique lénifiante est d’autant plus regrettable qu’à trop se dévouer à son personnage — auquel finit évidemment par être rendu un piètre hommage, puisque tout sonne faux — le film tue dans l’oeuf un programme en apparence plus modeste, mais dont l’air du temps aurait assurément gonflé les voiles. Soit une épopée a minima sur la toute puissance à venir des nerds, où les grands abcès de l’histoire s’arracheraient du champ de bataille pour se résoudre dans l’atmosphère feutrée et anti-héroïque d’un hangar. Deux-trois scènes, idéalement emmêlées dans les équations et les fils électriques, offrent néanmoins au spectateur l’occasion de toucher du doigt ce fantasme de Computer Chess en tweed — à la surface duquel, inutile de le préciser, Benedict Cumberbatch n’a aucun mal à être irréprochable.