Moustache et sens de la vie : Nuri Bilge Ceylan creuse son sillon, et son style en bois lui vaut un succès qui décidément ne se dément pas. En l’occurrence, ici, un nouveau Grand prix cannois après celui déjà consenti à Uzak, et le Prix de la mise en scène récolté par Les Trois singes. Il était une fois en Anatolie est, disons-le d’emblée, nettement plus regardable que ce dernier ou que l’affreux Les Climats. Et néanmoins il s’offre bien sous le sceau d’une signature qu’on ne risque pas de louper, tant elle cherche à se montrer. Dès l’entame du film, elle est partout : sur la vitre sale au travers de quoi se dessine le visage d’un type immanquablement ruminant, dans la lumière d’orage qui laisse filtrer le visage, et sur ce visage bien sûr, accablé par le fardeau d’une moustache qui le tire impitoyablement vers le bas, tant ladite moustache semble avoir été taillée dans le plomb de la condition humaine. Cette affliction surjouée (attention : film d’auteur) est d’emblée la promesse qu’on va retrouver, intacte, une formule qu’on peut décrire les yeux fermés. Plans larges paysagers avec ciel lourd et métallique. Gros plans sur peaux suintantes et regards désolés qui en disent long. Le vent qui souffle. Incommunicabilité. Un chien aboie. La moustache pousse.

Les fans de Ceylan et les abonnés de Géo magazine pourront se réjouir : en matière de photoreportage luxueux, la première partie du film, longue et nocturne (un ballet de voitures aux phares tranchants dans la nuit noire des steppes d’Anatolie), est d’une indéniable virtuosité. Et si l’inspiration n’est jamais très loin d’un spot Renault Laguna des 90’s, il faut reconnaître que Ceylan fait ici meilleur usage de son décor, précisément parce qu’enfin il s’en saisit comme décor autant que comme paysage, parce qu’il est au moins un peu travaillé par des questions de volumes, parce qu’il fait au paysage un autre sort que les fugitives et ineptes cartes postales dont il parsème ses films depuis Uzak. Le récit est policier : dans les voitures, une poignée de flics, un procureur, un médecin, cherchent un corps dans les ténèbres, une victime enterrée là, quelque part, par un meurtrier qui ne se rappelle plus où. Situation absurde (le corps retrouvé, on ne sait pas où le ranger dans la voiture), vaguement beckettienne, humour froid des portraits de petits fonctionnaires d’Europe de l’Est, qui rejoindra un décor de bureaux glauques et de salle d’autopsie dans la deuxième partie. L’expression reste pauvre (c’est-à-dire toujours aussi lisse, ramassée dans la surface clinquante d’événements à la banalité sursignifiée – et c’est un comble pour un cinéma qui vise pareille profondeur), mais au moins ce petit théâtre est, globalement, moins volontariste, légèrement plus fluide. Globalement seulement : dans le détail, le film reste incorrigiblement démonstratif et sentencieux. Il faut voir ce plan, héroïque, d’une pomme tombée dans un cours d’eau et qu’un travelling ahurissant de prétention accompagne dans sa course tandis que, off, le dialogue continue. Pauvre pomme, fourrée aux intentions, signifiant misérable, grotesque accessoire.

Reste un personnage un peu plus intéressant que les autres, celui du médecin – et un acteur, très bon, Muhammed Uzuner. Autour de lui gravitent les signifiants (deuil, culpabilité, pommes et fatum), et lui-même au fond n’est que ça (l’idée de l’introspection, posée sur un visage), mais il intéresse parce que derrière le signifiant du mystère perce quelque chose comme un mystère vrai, un énigme authentique que le film ne parvient pas tout à fait à faire signifier. C’est peu, mais c’est suffisant pour que fonctionne plutôt bien, par moments, le petit théâtre de cocasserie administrative qui s’agite autour de lui. Dans ces moments-là, qui n’ont rien de très neuf mais rien de honteux non plus, Ceylan parvient à hisser son cinéma au niveau d’un film roumain correct. C’est un net progrès.