A propos de la première projection de Boy meets girl, il y a près de trente ans, Serge Daney évoquait le passage d’un « frêle fantôme » sur le festival de Cannes. Le fantôme ne désignait pas seulement Carax (plutôt, à travers lui, la promesse toujours retrouvée du génie précoce et rimbaldien, telle qu’elle hante les festivals), mais l’image n’en formait pas moins, avec un peu d’avance, un portrait idéal. Carax, de fait, n’était déjà pas très épais, et avec ce premier film s’ouvrait une carrière dont on sait aujourd’hui à quelles limbes elle était promise. C’est dire si le voir aujourd’hui revenir de ces limbes, au début de Holy motors, sous les traits exacts de ce frêle fantôme – Nosferatu en pyjama s’extrayant à grand peine de son lit -, fait une impression troublante. Carax de retour en chair (à peine) et en os (surtout), c’est un fantôme qui revient – un revenant au carré.

Dans ce très beau prologue, donc, le spectre sort du lit pour rejoindre le mur d’en face, et à travers le mur, une salle de cinéma remplie de spectateurs qui, sans visages, semblent tous morts. Pris dans une pénombre si dense que le faible rayonnement de l’écran, invisible pour nous, ne suffit pas à éclairer les visages, ce cinéma-là ressemble à un tombeau. Ce n’est que le premier d’un film qui traversera plusieurs cimetières, et croisera beaucoup de cadavres dans sa limousine-corbillard. Autant dire que, entrant au cinéma, le spectre ne revient pas exactement à la vie (le Cerbère ondulant entre les travées finit de donner le vrai nom du lieu derrière le mur), qu’il ne s’est pas réveillé, qu’il dort d’un sommeil trop vieux pour espérer en sortir. Il faut bien comprendre ce prologue, qui fait le portrait d’un damné, pour prendre la juste mesure de l’épaisse mélancolie du film. Parce que la damnation, ici, n’est pas seulement celle d’un artiste qui a vu son œuvre entravée. C’est celle d’un homme à qui, frêle fantôme, ces entraves furent d’autant plus douloureuses qu’il avait choisi de se condamner au cinéma. Carax n’a jamais rien dit d’autre dans ses rares interviews, ni justifié autrement le mystère qu’il a toujours entretenu autour de sa biographie : Leos Carax est né au cinéma, là où le Alex Oscar de l’état civil, le même jour, est mort. « Jeune vieillard qui ne pourra que rajeunir », disait Daney dans son texte, au sujet de ce tout jeune homme prometteur errant dans un monde qu’il n’avait « pas encore vécu » (il avait 23 ans), mais « déjà vu » (dans les films, nombreux). Trente ans plus tard, Holy motors s’ouvre au contraire sur le portrait du même vieillard, mais plus vieux encore, plus las de s’être condamné au cinéma sans avoir pu tourner plus. C’est dans le théâtre de cette double malédiction que la clef de ses songes, au bout de son doigt, nous fait entrer.

Le fantôme qui prend le relais, en limousine, pour arpenter cet outremonde, s’appelle Monsieur Oscar, et lui aussi est très fatigué. Sous les traits de Denis Lavant, c’est un alter ego retrouvé au bout de cette fatigue : l’autre moitié de l’anagramme, l’autre bout de Leos Carax, passé des maux de ventre du vieillard jeune (le Alex de Mauvais sang) à la toux funeste du vieillard vieux (Monsieur Oscar). De quoi est-il si las ? De jouer, parce que Monsieur Oscar est acteur. De jouer dans un monde où les caméras sont partout, donc nulle part, où le cinéma est devenu introuvable d’avoir envahi tout. Mais c’est surtout la lassitude d’un homme à qui, sous le latex et les postiches, la vie fait défaut. Sous le masque, un autre masque, et un autre masque encore : Monsieur Oscar, lui aussi, est introuvable.

A ce sujet, la très vive émotion suscitée par le film à Cannes 2012 s’est accompagnée d’un malentendu, auquel nous avions d’ailleurs pris notre part. Tout à notre joie de célébrer le retour de Carax, nous voulions voir dans le film lui-même une célébration : célébration du cinéma (forcément), célébration d’une inspiration retrouvée, celle de Carax, héros revenu d’entre les morts. Plutôt qu’un film, tous les possibles du cinéma, tous les genres (farce, policier made in Hong Kong, burlesque, mélo, etc.), dix films pour le prix d’un et la célébration en forme de pièce montée d’une inspiration intacte. C’est pourtant faire fausse route, vraiment, que de saluer le retour de Carax d’une flatterie consistant à voir dans ce millefeuille d’ébauches sa capacité à incarner tous les possibles du cinéma. C’est surtout faire peu de cas du reste de sa filmographie : pris un à un et ramenés aux autres films de Carax, les sketchs de Holy motors sont même d’une étonnante faiblesse, peu investis, ébauchés d’un geste presque distrait, comme contaminés pas l’extrême lassitude de l’acteur Oscar. Même celui où Merde kidnappe Eva Mendes pour la transformer en madone à burka et former avec elle une pietà obscène, est très en-dessous du segment de Tokyo !. Commentant l’époque, ils accouchent, au pire, d’une paresseuse aigreur (ruminations sous-godardiennes ou ricanements à peu de frais – scoop : les banquiers sont des salauds et les photographes de mode ridicules), au mieux d’un bon gag (les stèles « Visitez mon site » au Père Lachaise). Visitant l’histoire du cinéma et de ses genres, ils en livrent une version grossière, bouffonne, pâteuse comme le caoutchouc épais dont Monsieur Oscar s’enduit le visage. Face à ces caricatures, on se sent comme les spectateurs invisibles d’Oscar dont son agent, joué par Piccoli, dit qu’ils commencent à ne plus y croire – Oscar en effet joue faux, comme Carax filme faux.

Une chose étonne surtout dans cette asthénie qui semble frapper Carax comme elle frappe son personnage : de tous ses films, Holy motors est le plus dépourvu de montage, alors même que le montage a toujours été, de Boy meets girl à Pola X, sa grande force, le secret de sa puissance expressive. Cette articulation manquante, c’est le problème et, en quelque sorte, le sujet du film. Parce que sa mélancolie ne se nourrit pas tant de ce qu’il dit d’un état du cinéma, du monde, ou de la carrière de Carax, que de cette vertigineuse béance retrouvée entre chacun des sketches, qui s’emboîtent les uns dans les autres sans jamais produire autre chose qu’eux-mêmes, en pure perte, sans jamais s’additionner. Le film suit même une trajectoire exactement inverse, purement soustractive : il se vide à mesure qu’il se remplit, s’enfonce toujours plus dans le néant capitonné de la limousine, navire dépressif et irrémédiablement sourd au monde, à la vie, au cinéma.

D’où vient alors que, redécouvert à quelques semaines de sa projection cannoise, et révélant mieux ses faiblesses, le film suscite en son terme une émotion toujours aussi forte ? D’abord, de ce que ses deux avant-derniers segments sont bel et bien magnifiques. Le premier se joue à la Samaritaine, et fait en chanson et en danse un pèlerinage nostalgique en terres caraxiennes. L’autre conclut la traversée de Monsieur Oscar dans un pavillon de banlieue, parmi des chimpanzés : Oscar rentre à la maison sous les traits d’un énième personnage mais dans ses yeux tristes c’est un peu de sa vie, peut-être, qui se raconte enfin, aidée par les paroles d’une chanson sublime de Manset. Déchirants, les deux segments font un film, in extremis, des poussières de cinéma qu’avaient traversées les autres sketchs. Mais il a fallu que leur beauté pousse sur ce vide, il a fallu ce terreau-là pour qu’enfin, la détresse du film fasse récit, et que ce récit donne un nom au vide. Vide déchirant des vies pas vécues parce que d’autres, des vies de cinéma, s’y sont substituées, mélancolie d’acteur et de cinéaste, mélancolie de cinéphile à laquelle ces séquences sont dédiées. Chagrin de spectre, autrement plus lourd que les ruminations sur la mort du cinéma ou le destin d’une carrière à-demi ratée, et qui invite à relire, à cette extrémité de Holy motors, les images d’Etienne-Jules Marey avec lesquelles il s’ouvrait : derrière la belle gymnastique du corps (Carax aura partagé avec Marey ce goût-là), derrière la radieuse mécanique du saint moteur cinéma, derrière la « beauté du geste », il y a un fantôme qui court dans le vide.