Quelques semaines après le cluedo post-moderne de François Ozon voilà le nouveau jeu de société de Robert Altman : moins désinvolte que son cadet quant aux règles et plus friand d’énigmes, Gosford Park sera davantage prisé par les puristes du genre qui aiment que le couvert soit (bien) mis avant que la fête commence, et qui n’appréciaient que modérément dans Huit femmes cette manière effrontée de commencer l’intrigue le ventre vide, de se lancer à corps perdu dans le crêpage de chignons sans parité, en se fichant absolument du crime, encore plus de son élucidation. Attaché à sa mise vestimentaire -sa silhouette- autant qu’à sa perspicacité -sa profondeur- Hercule Poirot supporte mal le sort que lui réserve le cinéaste français : une surface lisse sur laquelle s’impriment les codes, les signes, les clichés d’une enquête déjà résolue et d’un monde déjà connu. A ce titre -le genre n’est pas qu’un corps à prendre et à laisser- le film d’Altman préserve largement l’énigme à l’anglaise de sa couche d’Ozon, proposant presqu’un récit au premier degré, n’était cette mise en abîme aussi lourde que narcissique qui est devenue la marque des derniers Altman.

Gosford Park est donc d’abord un revival somptueux et propre sur lui d’un genre ultra-codifié qui, selon les spectateurs, ennuie fermement ou réjouit totalement : le roman policier « à l’anglaise ». Les règles sont connues et le jeu se déroule en trois étapes : d’abord, une présentation des invités qui, le temps d’une partie de chasse, se retrouvent au manoir; ensuite, montée de tension qui pousse au crime mystérieux ; enfin, arrivée de l’enquêteur étranger qui demande à chacun de rester sur les lieux afin de confondre -comme nous et dans les deux sens du mot- le meurtrier. A ceux qui baillent déjà et qui louchent du côté de Ring 2, on dira qu’Altman peut encore les retenir. Loin de se limiter à ce découpage classique, le réalisateur se complique la tâche de deux manières.

D’abord, il réunit vingt-neuf personnes dans la demeure de Sir Mc Cordle : or, avant de s’y retrouver dans cette forêt de caractères, saisis de très près par Altman, avant de se dire qu’on a déjà vu ailleurs tout ce folklore empaillé et sans conséquences, il se passe au moins une bonne heure où l’on savoure le regard jouissif du réalisateur sur ses personnages, dans leurs petits et grands côtés. Altman les suit dans leurs moindres mouvements, enregistre leurs pensées. Bien sûr, on s’agace parfois de ce regard démiurge, on a envie de stigmatiser Altman, gardien de zoo, de lui demander d’arrêter la visite et de libérer les prisonniers de sa grille scénaristique ; mais la mise en scène a beaucoup d’élégance et l’on s’habitue bien à ce poste de voyeur privilégié, d’autant que, et c’est la seconde difficulté que s’impose Altman, les personnages se répartissent en maîtres et domestiques, division qui se traduit directement dans l’architecture du manoir -le haut et le bas- et qui donne lieu à une circulation de points de vue assez stimulante.

C’est l’aspect le plus réussi du film, son versant « règle du jeu » qui apporte une lecture inattendue au genre policier, donnant le sentiment au spectateur que l’intrigue principale -le crime à venir- compte moins que les rapports de classe qui semblent habiter cette demeure depuis toujours et qui se résolvent moins par l’arrivée d’un détective que par les micro-résistances quotidiennes opposées par les domestiques à leurs maîtres. Comme dans cette séquence magnifique de vacance domestique, où, dans les couloirs, valets et soubrettes tendent l’oreille et dansent à l’air de piano joué au salon qui fatigue l’aristocratie autant qu’elle plaît à la valetaille.

Hélas, le crime et sa résolution viennent gâcher les logiques séparées des deux groupes, plaquant mécaniquement les destins, cherchant une raison à tout dans un geste logique de trop. A l’inverse de la règle de Renoir où la mort de Jurieu compte pour rien -« Rien ne se perd de la superbe aristocratique »- le mort d’Altman est trop riche de significations pour apparaître autrement que comme le morceau d’un puzzle à la découpe trop calculée.