Les films de John Carpenter fonctionnent toujours selon deux modes (au moins) ; le mode direct du cinéma d’action, mode frontal qui assume sa part de grandiloquence, de violence gratuite, de cruauté défouloir (« ça fait du bien là où ça fait encore plus mal »). Toute l’oeuvre du réalisateur relève de cette adolescence du cinéma qui fait sourire l’âge adulte mais qui fait revivre au maso qui est en chacun de nous la jouissance des peurs premières. L’univers de Carpenter est la mise au carré d’un Cauchemar mental qui convoque avec ingénuité les accessoires les plus sordides pour les usages les plus divers : couteaux de cuisine, crochets de boucherie pour mutilations et empalements en tout genre. Imaginons que ce déchaînement du mal et la joyeuse irresponsabilité qui l’accompagne soient pris au sérieux par les censeurs de Mars ou de la planète bleue ; alors chaque opus du cinéaste deviendrait une terrible atteinte à l’ordre social, un appel inouï aux instincts les plus bas, une menace à « prendre en considération » comme disent les « pros » de la politique. Et justement, le made in Carpenter, c’est aussi cela : une manière gonflée de dire son fait aux majorités silencieuses, aux modérés de tout poil, un tract à l’arrache gagnant souvent à ne pas être pris à la légère. Ce sous-texte est ainsi le second mode d’approche de l’oeuvre, par lequel on décèle sous le masque et le dehors de joutes extravagantes et carnavalesques des réflexions souvent stimulantes, toujours dérangeantes pour ceux qui veulent l’entendre, presque un programme qui pose Carpenter en politicien baroudeur, sans parti mais avec des parties (on nous pardonnera ce jeu de mots carpentérien !).

Rien de raffiné dans ce Ghosts of Mars donc, mais une castagne à débat où l’échange des coups (tous permis faut-il le préciser) se veut échange d’arguments sans chi-chi. Aux militants qui pointent la contradiction sur le mode « la politique, c’est l’art de faire la guerre avec d’autres moyens », Carpenter retourne sans douceur l’argument, faisant de sa nécessité de cinéaste (la guerre et la violence) une vertu (frittons-nous avec bon sens !). Le plaisir pris au film tient beaucoup à la qualité de l’équipe qui mène la « danse de morts », association de contraires : hommes et femmes, Noirs et Blancs, flics et voyous, etc. Comme toujours chez Carpenter, le scénario pose une situation initiale qui va faire évoluer sinon les mentalités, au moins la répartition admise des rôles sociaux. Ici, l’histoire se passe sur Mars à la fin du XXIIe siècle ; une équipe de policiers de la capitale se rend dans une province éloignée pour récupérer un dangereux malfrat qui doit être transféré. Arrivés sur les lieux, ils constatent qu’un phénomène étrange a transformé la paisible cité en un no man’s land habité par des créatures physiquement surpuissantes faisant régner une terreur sanguinaire. A partir de ce point de départ, Carpenter engage les équipes à se reformer avant de montrer de quel bois se chauffent des humains attaqués par des sauvages !

Si le scénario reprend bien des éléments des précédents films de Carpenter, notamment l’invisibilité des esprits mauvais qui fécondent les enveloppes humaines (déjà vu dans The Thing ou même Vampires) ou la structure habituelle du western (disons le « plan » Rio Bravo : l’attente puis l’étincelle), Ghosts of Mars retient surtout par la complexité de son message politique. Western à coup sûr, le film est surtout le fantasme au futur du passé colonial de l’Europe autant que des Etats-Unis. C’est que ce morceau de Mars ressemble vraiment, au coeur des combats, à une terre d’Afrique dont les autochtones, longtemps terrés, se révolteraient contre l’occupant. Mais, dans cette hypothèse, le Carpenter progressiste qui unissait les contraires pour la bonne cause (« Les Humains sont des crapules mais ce sont des Humains ! ») cède la place à un conteur réactionnaire assez proche de Griffith ou de Hawks. Ghosts of Mars pourrait d’ailleurs être une suite effrayante à la Naissance d’une Nation du premier, remplaçant les Noirs, ferment de désunion chez Griffith, par des sauvages martiens ! A quoi sert-il alors de rapprocher les minorités d’ici et maintenant (Los Angeles 2001) si c’est pour promouvoir la création d’un groupe sur l’élimination d’un autre tiers : les minorités d’hier ou de demain, les anciens et futurs colonisés. Par les temps qui courent, il faut méditer son Carpenter. Plus ambiguë que jamais.