De la rencontre de Terry Zwigoff, auteur d’un magnifique documentaire aussi sulfureux qu’attendrissant sur le dessinateur Robert Crumb, et de la bande-dessinée culte de Daniel Clowes, Ghost world, ne pouvait naître qu’un grand film implacable sur les temps cruels et impitoyables qui viennent secouer l’adolescence agonisante. Voilà donc l’éponyme Ghost world, qui suit la sortie du lycée d’Enid, une jeune fille en désaccord intellectuel avec le monde qui l’entoure.

Comme son amie Rebecca, elle accueille la fin de sa scolarité avec le soulagement des gens qui ont conscience de se délester d’un poids immense, en l’occurrence de tous les abrutis de leur promotion. La joie spontanée jaillie du goût de la liberté, celle de trouver un boulot et de partager un appartement, booste les temps qui suivent. Seulement Enid hésite, temporise. Elle escamote les propositions de jobs et recule le moment de s’engager avec Rebecca. En fait, la cause de sa paralysie se situe dans la difficulté, accrue pour tout adolescent un tant soi peu en rupture cérébrale avec son environnement, du passage de la position d’observateur sarcastique à celle d’acteur immergé dans la société. Comment s’y construire une place qui ne soit pas trop aliénante ? Voilà donc ce que tente maladroitement d’élucider Enid. Terry Zwigoff suit donc au plus près de son corps (moteur essentiel de la mue) et avec une affection infinie les atermoiements de cette ado extra-ordinaire (exceptionnelle Thora Birch au physique ambigu, d’une beauté en quête de sa forme définitive) à l’esprit piquant, qui manie la moquerie comme personne. Avant que le doute ne s’empare d’elle.

Ce mouvement de bascule de l’humour vers la mélancolie, point névralgique du film, tient tout entier dans sa rencontre avec Seymour (Steve Buscemi), plus âgé qu’elle, beautiful loser hyperlucide qui oscille entre freaks musical célibataire (il collectionne les vieux vinyles de jazz) et héroïque résistant à la pression de la masse. Une relation qui débute par la raillerie pour finir par une certaine fascination teintée de cafard. Car si Enid s’attache ainsi à Seymour c’est qu’elle décèle en lui un potentiel devenir similaire pour elle-même. Un futur pas spécialement brillant qu’elle va tenter sans succès de remodeler à son goût. Rebecca en est l’autre versant, celui de la norme consommatrice avec maisonnette aux jolis rideaux et taf de serveuse. Pas mieux. Réaliser que chacun est seul face à un destin exclusif n’est pas aisé. Une prise de conscience portée par un dernier plan surréaliste, lorsque Enid quitte la ville seule dans un bus dont la ligne est censée ne pas exister, sa destinée personnelle donc. Un adieu courageux qui annonce des lendemains douloureux, tant la voie qui s’ouvre à elle est singulière et ardue.