Jadis, le cinéma de Shinya Tsukamoto intriguait sans convaincre totalement. De Tetsuo à Bullet ballet, le réalisateur japonais explorait les méandres de l’univers cyber-punk à l’aide d’une sorte de dynamitage plastique, usant jusqu’à l’overdose d’une rhétorique fondée sur la vitesse et la violence, construisant des films en perpétuel état de crise. Effet le plus répandu, l’image par image y rythmait les saccades frénétiques d’hommes mutants rongés par l’horreur urbaine, fusionnant avec le métal et pleins d’un désir meurtrier que des récits embrouillés ne cherchaient pas à expliciter. Le spectateur non initié perdait ainsi vite pied dans ces délires cauchemardesques, fasciné tout de même par les nombreuses fulgurances visuelles proposées, notamment dans un Tetsuo 2 au climat oppressant, bardé de trouvailles et peuplé de figures apeurées, menacées par un danger jamais vraiment identifié.

Avec Gemini, le travail du cinéaste devient plus lisible, presque clair. Adaptation très libre d’un roman d’Edogawa Ranpo -auteur culte au Japon depuis la parution de ses premières nouvelles policières au début des années 20-, Gemini a pour protagoniste Yukio (Masahiro Motoki), un jeune médecin, qui, après sa rencontre avec la belle et mystérieuse Rin (Ryo, parvenant d’un seul regard à faire naître le fantastique), voit ses parents disparaître dans des circonstances inexpliquées. Mais Yukio comprend à ses dépens que derrière ces événements se dissimule Shakichi, son jumeau malfaisant dont il ignorait l’existence…

Dans la première (et meilleure) partie de Gemini, Tsukamoto prend plus que jamais le temps de poser une ambiance. Quelques plans étranges et majestueux accompagnent ainsi des personnages cernés par la crainte d’un désastre imminent qu’annoncent des sonorités troubles et des lumières bleu-nuit, manifestations angoissantes d’une présence fantomatique. Les apparitions hallucinées de Shakichi, démon carnavalesque hérité du folklore japonais, viennent déchirer sur fond de tempo furioso ces belles plages contemplatives bercées d’une douce inquiétude. La suite plonge dans les arcanes de ce frère abandonné dès sa naissance et recueilli par un peuple interlope, vêtu de guenilles et vivant dans l’outrance. A travers cette vision des taudis, plus proche du kabuki que d’une misère réelle, Tsukamoto revient à ses premières amours, et, en grand ordonnateur de transes grotesques, crée un singulier théâtre de la sauvagerie, ivre de bruit et provoquant la terreur. L’une des idées les plus fortes du film réside dans la « digestion » de ce monde subalterne par un Yukio naïf, « incomplet », croyant faire le bien en rejetant une société marginale hurlant sa souffrance et sa lèpre à quelques pas de chez lui. Une part d’ombre qui resurgit brutalement avant d’être assimilée dans la douleur, inculquant à Yukio le « savoir » qui lui manquait. Les derniers plans, sublimes de rigueur, traduisent de façon bouleversante le parcours effectué. Tsukamoto aura quant à lui appris une certaine forme de sobriété ; il n’en ressort que plus grand.