Il faut d’abord souligner à quelle hauteur les deux premiers plans semblent d’emblée élever le dernier film de Manoel de Oliveira pour comprendre la déception qui vient après. Dans le décor d’un port artificiel, un homme accoudé à une ancre nous regarde, alors que s’étale derrière lui l’horizon d’un océan numérique. Au plan d’après, des mains ouvertes surgissent de l’ombre, prêtes d’étrangler celui qui les voit. Traverser l’écran, d’un regard ou d’un geste, faire flotter à son seuil un voile de pénombre et assumer crânement la nature scénique de ce qui sera montré : en quelques secondes le film annonce sa dimension théâtrale et noire tout en perçant volontairement le quatrième mur. C’est donc une adresse lancée aux contemporains par le conduit des puissances fabuleuses de la fiction, précipitant la totalité d’un monde tragique entre les faux murs et les découpes lumineuses d’un plateau de jeu.

Mais la suite du film, si elle porte encore la trace étincelante de ses débuts, faisant planer lointainement une veine de gothique fantastique sur chacune de ses scènes, s’effondre trop souvent dans le didactisme pesant de son matériau d’origine. Tiré d’une pièce de théâtre écrite par l’écrivain portugais Raul Brandao, le film cloitre ses personnages à l’intérieur d’une demeure aux murs nus et observe leurs échanges de part et d’autre d’une table, à la seule lumière des bougies. Gebo, est un vieux comptable vivant modestement avec son épouse et sa belle-fille. Tous semblent attendre le retour du fils qui, dit-on, serait parti loin du pays. C’est du moins la fable dont Gébo préfère entretenir son épouse pour lui cacher qu’il vit plus simplement d’expédients criminels dans la même ville. Bien sûr ce fils reviendra, précipitant alors la famille dans le malheur. Histoire tragique de bonté et de misère, donc, où le bien persiste par le voile d’illusions qu’il tisse autour d’une réalité trop effrayante.

De cette fable teintée de pesanteurs naturalistes, Oliveira fait finalement peu de choses, comme si les seuls plans du début suffisaient à replacer la simplicité du récit dans une ambition plus vaste et secrète, faite d’arrières-mondes tissés par la très belle lumière de Renato Berta. Mais, à l’exception d’une scène cruelle et facétieuse tenue par Jeanne Moreau et où point un discours ironique sur la propre vieillesse du cinéaste, tout le reste du film peine à se détacher du texte et des conventions de son récit. Il est, à l’instar de ses personnages, pesamment vissé sur sa chaise, traînant d’une parole à une autre, s’épuisant à travers leurs mots, avec une littéralité presque démonstrative. Il faut dire aussi que ces mots sont parfois mal placés dans la bouche des interprètes, comme si les cris et les coups de menton étaient la seule manière de faire lever ce film trop assis et de convoquer artificiellement la possibilité d’un double sens. Epuisant ainsi son capital de départ, la dimension factice constitutive du film finit par n’être plus que le signe d’une certaine pauvreté quand la parole ne convoque elle-même plus aucun autre espace que celui dans lequel elle s’anime. Et le projet de n’avoir plus alors pour seul horizon que celui d’un conte social anecdotique, bien loin des fables métaphysiques qui faisaient la beauté des deux précédents films d’Oliveira.