On ne revoit pas sans une certaine appréhension un film aimé des années plus tôt, mais Femmes femmes, quatrième film de Vecchiali réalisé en 1974, n’a rien perdu de son éclat tout à la fois sombre et heureux, de sa bizarrerie sautillante et de son effroyable noirceur. Presque tout le film tient place dans un appartement où vivent deux comédiennes, Hélène et Sonia (gardant ainsi le prénom des actrices qui leurs prêtent voix et corps : Hélène Surgère et Sonia Saviange), une blonde et une brune, une joyeuse et une tragique, dont la gloire est désormais passée.

Du dispositif de Femmes femmes (un lieu presque unique, un dehors de voisinage) on retrouve les traces dans quelques films français récents. Dans les films de Pierre Léon par exemple (dernier en date, L’Idiot), dans le beau film, toujours inédit en salle, de Sandrine Rinaldi, Cap Nord, chez le Serge Bozon de Mods, chez Jacques Nolot (La Chatte à deux têtes), mais aussi plus lointainement chez Marie-Claude Threillou (Simone Barbès ou la vertu), ou d’une manière plus sauvage, dans certaines œuvres de Philippe Garrel, le sublime Berceau de cristal par exemple. Des films qui, souvent, ont pour sujet commun la marge, les poches de réel qui jouxtent la société officielle. Se situer à la marge donc, loin du cinéma dit « du milieu » auquel le système de production oblige les cinéastes à se soumettre, loin des sujets rebattus, événementiels, sociologiques, massifs. Pas vraiment des films de chambre, intimistes, plutôt des œuvres qui ont trait à la contrebande, qui délimitent un territoire comme on se construit une citadelle au sein de laquelle le monde n’en existe pas moins, mais où le minoritaire redeviendrait visible. Il y à là une forme d’utopie, un espace où tout devient possible.

Dans Femmes femmes, ce « tout » et ce « possible » s’incarnent, entre autre, dans les différents modes d’énonciation qui se croisent et se juxtaposent. Le réalisme, le théâtre, la chanson, les clowneries s’y succèdent dans une totale liberté, comme si le fait d’avoir choisi un milieu fermé permettait toutes les expérimentations, autorisait ce qui dans la société normale n’était pas acceptable. C’est en ce sens que ces films sont profondément politiques, Femmes femmes plus que les autres. Il faut voir les humeurs changeantes de Hélène et Sonia, leur manière de passer du réalisme le plus cru à l’enjouement théâtral comme une façon de se libérer du poids des conventions et exprimer sur elles-mêmes une vérité qui se passe de fard. Ou, plus justement, le film, à multiplier tous les fards, ne fait pas semblant, sans cesse en mouvement, jamais figé dans une structure coercitive. Femmes femmes est un film qui danse, qui jongle avec les registres avec l’agilité d’un funambule. Il suffit d’ailleurs que les deux femmes sortent dans la rue pour que d’un coup elles semblent décalées, saugrenues, plantées artificiellement dans un décor qui n’est pas fait pour elles.

Femmes femmes est en grande partie constitué de plans séquences. Sans doute le film n’a t-il pas grand chose à voir avec l’idéal bazinien. Il n’empêche que le film éclaire la réflexion du théoricien. Filmer en plan séquence pas seulement pour prélever la vérité d’un geste, la preuve que ça a eu lieu, fidèle à la dimension ontologique du cinéma, mais avec l’idée que derrière le mouvement continu de la vie, les ans avancent inexorablement et la mort travaille. Dans le film de Vecchiali, la dialectique sans cesse recommencée de la vie et de la mort, de la blonde et de la brune, de la joyeuse et de la tragique renvoie ainsi constamment à cette terrible vérité du vivant (la mort n’existe que dans la vie et vice versa), et le plan séquence, est sans doute le moyen le plus juste que le cinéaste aura trouvé pour l’exprimer. Le montage, avec ses élans de condensation et de dilatation lutte sans cesse contre cette fin annoncée que le plan séquence, lui, ne peut nier. Il ne faut pas voir autrement les témoins muets de Hélène et Sonia, ces comédiennes au visage parfait, figées dans l’éternité d’un instant photographique, accrochées aux murs de l’appartement, qui apparaissent soudain dans la violence d’une coupe.

Ces visages, ces photographies, aussi cinglants que des couteaux, constituent l’exact inverse des plans séquences où s’ébattent les deux comédiennes vieillissantes. Elles sont la part fantasmatique, iconique, détachées des contingences et des attaques du temps, mais aussi bien plus mortifère, de ce qui fait une star. Ces apparitions fulgurantes, qui ne naissent pas (la coupe violente sert à cela : faire apparaître brutalement sans qu’on ait assisté à une naissance) mais semblent là depuis toujours, telles de lointains échos de quelque chose qui n’a jamais vraiment eu lieu, immatériel, évanescent, et qui pourtant vient sans cesse se rappeler à notre souvenir, comme pour appuyer encore plus là où ça fait mal (l’alcoolisme, la vieillesse, l’échec). Au contraire, dans les plans séquences du film, les choses naissent et meurent, comme dans cette scène où les deux femmes épluchent des pommes de terre. Le jour décline, la lumière baisse, et à un moment il faut allumer la lampe, juste au dessus. Les souvenirs aussi qui refont surfaces et indiquent que du temps à passé.

C’est ainsi que Vecchiali, dans la juxtaposition utopique des formes et des motifs, dans l’usage sublimé de longs plans (lesquels, malgré les mouvements de caméra élaborés, ne se font curieusement jamais sentir, disparaissant derrière cette réalité décalée), parvient in fine à filmer une sorte de petite épiphanie.