Après avoir longtemps divisé la critique, De Palma a sans doute été ces derniers mois le cinéaste américain le plus fêté en France, récente terre d’élection où il compte désormais vivre et travailler. Que cette réconciliation avec le public soit faite pour le meilleur et pour le pire serait souhaitable pour Femme fatale, tant ce dernier film pousse à l’extrême les tendances profondes de son cinéma, celles qui lui ont valu le culte ou l’opprobre des cinéphiles. Précisons, toutefois, que De Palma s’éloigne avec ce film de la virtuosité glacée de Snake eyes ou de Mission Impossible pour revenir à une écriture plus personnelle, laissant libre cours à ses obsessions, à un style baroque et débridé proche de Body double.

Tout commence par une impressionnante mise en branle de son l’arsenal cinématographique : l’ancrage référentiel de Femme fatale, dont le générique se déroule devant une télé diffusant Assurance sur le Mort de Wilder, est suivi par l’incontournable plan séquence délimitant la zone d’action du film. L’effet de clin d’œil redouble lorsque l’on s’aperçoit qu’il sagit d’une projection au palais du festival de Cannes. La montée des marches sera le théâtre d’un vol des plus glamours : la plantureuse Laura Ash (Rebecca Romijn Stamos) dépouille de ses bijoux Véronica, mannequin en vue, le temps d’une étreinte dans les toilettes du Palais. Sans scrupule, Laura double son commanditaire et s’octroie le butin. Sept ans plus tard, à Paris, le jeune femme est simultanément reconnue par un couple qui voit en elle sa fille disparue et prise en chasse par un photographe en mal de scoop (Antonio Banderas).

Commence alors une intrigue qui mêle de manière assez aléatoire l’enquête policière, le thriller sulfureux et le délire parodique, et s’égare dans une infinité d’hypothèses plus ou moins justifiées. Excellent bricoleur de sujets, De Palma n’a jamais fait merveille comme scénariste, affirmant son génie en luttant pour s’approprier histoires et personnages par la seule force de ses mises en scène. Le principal défaut de Femme fatale tient sans doute à une liberté d’écriture dont de Palma abuse pour son bon plaisir, mais qui peine à tenir en haleine le spectateur. Il manque ici cette tension interne qui faisait le prix d’autres films a priori moins personnels.

Reste bien sûr ces mouvements de caméra amples et précis, sabrant l’espace, les split-screens et ralentis, trouvant le juste équilibre entre l’exigence narrative et la pure jouissance de l’effet. L’excitation de De Palma à mettre en scène est toujours aussi vivace et contagieuse. Mais elle se traduit aussi en contre-plongées lubriques, ou en séquences d’une vulgarité assumée, comme celle du strip-tease (genre « cuir et cambouis ») dans un bar à motards. De Palma caricature en Laura le fantasme hétéro de base et s’adonne sans retenue à l’imaginaire craignos de la publicité sexuelle. Mais il parvient habilement à déplacer la provocation, en la situant au coeur du cliché et non à son encontre, et tous les moyens lui sont bons pour tordre le cou à l’érotisme bienséant.

En revanche, les fastidieuses spéculations du récit gêne l’émergence du personnage de Laura, qui reste sans intériorité, d’un machiavélisme très convenu. Insaisissable dans la distance critique et dans l’ironie, De Palma s’est toujours montré épais dans l’humour et la caricature, et ce manque de finesse nuit en partie à Femme fatale. Il entrave en effet toute forme de dramaturgie digne de ce nom : on regarde l’héroïne sans rien voir en elle qui puisse la rapprocher des plus beaux personnages féminins de De Palma (Geneviève Bujold dans Obsession, Sissy Spaceck dans Carrie), sachant que l’identification et la compassion restent son meilleur registre. Or, on est bien en peine d’isoler une image ou une émotion forte de Femme fatale. Ici, les vertus et les mauvais tours du regard (slogan critique qui a accompagné la carrière du cinéaste) ne sont plus discutés, s’annulent dans une régression univoque. A force de travailler sur l’image et ses ambivalences, De Palma s’en est rendu prisonnier, et bute désormais contre une réalité sans profondeur.