Dès les premiers plans d’Eureka, Aoyama Shinji s’affirme comme un réalisateur impressionnant. Ces images, ce sont celles, stupéfiantes, d’une petite fille observant un paysage aride, tandis que sa voix annonce en off le présage d’un cataclysme imminent et apocalyptique. Léger ralenti, photo sépia, bande-son dont sourdent des bruits discrets mais menaçants : l’ambiance est posée, vers un récit aux confins du fantastique, un peu à la manière des essais de Kurosawa Kiyoshi (Cure, Charisma), autre jeune prodige du cinéma japonais. La référence n’est d’ailleurs pas fortuite, puisque Aoyama a assisté à plusieurs reprises l’auteur de License to live, reconnaissant lui-même l’influence de Kurosawa sur son propre travail. Perméabilité des genres, goût prononcé pour l’étrange, personnages en quête de soi : les styles des deux cinéastes ne manquent pas de similitudes, établissant avec quelques autres les fondations d’une exigeante école japonaise, tsunami plastique et expérimental plutôt que consensuelle nouvelle vague.

Qu’est-ce qu’Eureka donne à voir ? Des survivants, avec tout ce que ce statut implique. Parce que le chauffeur de bus Makoto (Yakusho Koji, acteur fétiche du Kurosawa susnommé) et les deux enfants Kozue et Naoki ont échappé de justesse aux balles d’un tueur fou, leurs destinées s’en trouvent bouleversées. Deux ans après ce violent « incident », alors qu’une série de meurtres entache le quotidien de leur bourgade, les trois protagonistes vont tenter ensemble de redonner un sens à leur existence. Ce vaste programme de réinsertion dans la vie engendre chez chacun d’eux des réactions diverses, même si tous sont atteints d’une profonde neurasthénie qui les condamne à la claustration ou à un système de communication hors normes (télépathie entre Kozue et son frère). Mais un périple en camping-car sur des routes désertiques éclaircira bien des points…

On ne cachera pas que les 3 heures 37 du film d’Aoyama se font pleinement ressentir, surtout dans une première partie assez pauvre en péripéties. Hormis la séquence matricielle confrontant le tueur avec ses victimes, seuls quelques cadavres sans origine viennent égrener les minutes. Le reste relève de la stase contemplative (ce n’est en rien péjoratif, cette durée-là s’avérant nécessaire pour la suite des événements), et cerne au plus près le traumatisme de ses héros sans pour autant l’éclaircir. Bien au contraire, Eureka prend un malin plaisir à « opacifier » leurs pensées et leurs actes, et cela dans une atmosphère décalée de grandes vacances à la campagne (Makoto s’occupe des deux enfants et de leur grand cousin). Passé ce cap admirable formellement mais à la narration austère, le film se réinvente en road movie rural et gagne en lisibilité, voire en action. Là se révèlent davantage les sentiments des membres de l’équipée, leurs faiblesses et leurs secrets. Certains puristes noteront non sans raison qu’Aoyama frôle parfois l’explicatif. Pourtant, ses dialogues sonnent toujours juste, nous laissant l’impression que chaque mot (ceux de Makoto surtout) attendait depuis longtemps le moment propice pour éclater. C’est l’une des raisons majeures pour lesquelles, en dépit d’un récit assez forclos, le cinéma du Japonais nous paraît aussi proche et, en définitive, terriblement humain…