Depuis Matrix et ses pugilats suspendus aux fils du numérique, l’actionner 2.0 gravite autour d’une même rengaine : que faire de corps qui semblent aujourd’hui en mesure de tout faire ? On ne dira jamais assez à quel point le mariage entre le héros d’action et l’effet spécial numérique se célèbre au prix d’une double absence de gravité (physique, idéologique). Difficile de savoir après quoi on court dans le Tintin de Steven Spielberg, dans le Sherlock Holmes de Guy Ritchie, dans toute cette vague de blockbusters affranchis de la lourdeur de la matière, ode à l’action implacable et absurde, où la mise en scène s’enivre de la manipulation d’automates qu’aucun obstacle ne saurait plus faire plier.

À ce titre, on ne s’étonnera pas de voir ce nouveau Tom Cruise movie s’en tenir à ce circuit scénaristique fermé : celui du héros condamné à courir après lui-même. Ici, la mort n’est d’ailleurs plus une impasse, elle est même prétexte à une quête éperdue de second souffle. C’est le programme méta-limpide d’Edge of Tomorrow : face à une menace extraterrestre, un directeur marketing de l’US Army est envoyé sans aucune raison logique au front où il périra rapidos, avant de réapparaitre comme par enchantement au beau milieu de la journée précédente. Volontaire et discipliné, il en viendra au prix de multiples reboots à se transformer en machine de guerre opérationnelle, en professionnel de la mission accomplie — bref, en Tom Cruise.

C’est peu dire qu’avec pareil script et pareille icône, Doug Liman avait de l’or au bout des doigts. Et l’on n’aura pas ici l’indulgence de l’exonérer de la fadeur terrible de cette tambouille mêlant Starship Troopers et Un Jour sans fin. Edge of Tomorrow vient d’autant plus confirmer qu’il n’y a plus grand chose à attendre du réalisateur sur le terrain du blockbuster décomplexé, qu’on n’a pas du tout oublié la faillite ringarde de son Jumper, où il s’employait déjà sans grâce à balloter son spectateur de carte postale en carte postale, sautillant au-dessus d’un vide qui certes, était celui de l’adolescence de son personnage et de l’inconsistance de son scénario, mais s’avérait surtout révélateur du manque de vision de sa mise en scène.

Nul n’ignore plus que la séquence d’action a perdu son autonomie pour se transformer en tempête brouillardeuse continue. Une horizontalité piquetée de volumes en mouvement à travers laquelle il ne s’agit plus que de foncer, en pensant que l’enchaînement fera le rythme — et l’accumulation, l’ivresse. Cependant, on ne voit pas vraiment au nom de quel principe spécieux il faudrait aujourd’hui tolérer qu’un film d’action soit à ce point illisible et poussif. Car là encore, le programme scénaristique d’Edge of Tomorow avait tout d’opératoire pour ce programme de dissolution et de vitesse : héritier direct du jeu vidéo (tendance Gears of War et Halo), le film fait inévitablement penser au speedrun, cette pratique hardcore consistant à terminer un niveau le plus rapidement possible. Sur console, cela implique d’anticiper le moindre piège roublard et la moindre explosion scriptée, d’épouser courbes et zigzags à la cadence du sprint, en alliant totale maitrise du gameplay et connaissance parfaite de l’environnement.

Ici, il convient surtout pour Tom Cruise de mourir pour mieux recommencer, jusqu’à atteindre la perfection. Sauf qu’en déléguant complaisamment aux mains de son acteur ce protocole itératif, Liman refuse de faire sienne cette quête du geste pur, cette extase de la mission déroulant sa mécanique parfaite. On se prend d’ailleurs plusieurs fois à rêver de ce que le talent malheureusement trop peu employé du duo Wachowski aurait accompli d’un script aussi ludique, tant eût été idéal leur capacité d’entrelacer temporalités éclatées et prouesses physiques, cette façon si malléable de forger le storytelling à même le creuset du numérique, amalgamant le récit à l’action jusqu’à en provoquer la fusion (indépassable Speed Racer, dans l’introduction duquel une course automobile dégénérait en madeleine de Proust dopée aux amphétamines).

Mais l’échec de ce Edge of Tomorrow jamais complètement nul est symptomatique au fond du caractère démissionnaire du neo-blockbuster, dont l’imposture (ce manque sidérant d’empathie avec l’action) a trop tendance à se cacher derrière cette fausse malédiction du héros contemporain : hier capable de pénétrer de raison n’importe quel cafouillage de métal hurlant ; aujourd’hui simple force de résolution effacée derrière la virtuosité digitale. Trop réflexif et affecté pour être honnête, le grand spectacle ultramoderne s’applique à échafauder des châteaux de cartes qui s’effondrent au moindre coup de vent. Capable de tout, sachant tout sur tout, il semble dès lors de moins en moins en mesure de s’émerveiller — et nous avec. Quoi de plus blasant qu’un magicien qui n’y croit plus ?