S21, la machine de mort Khmer rouge, documentaire tourné par Rithy Panh en 2002, racontait l’hallucinant lavage de cerveau subi par les exécutants de Duch (de son vrai nom Kaing Guek Eav), directeur du centre de torture S21, où au moins 12.380 détenus ont trouvé la mort de 1975 à 1979. Revenus sur les lieux vingt-cinq ans plus tard, ces hommes se mettaient, devant la caméra, à mimer leurs gestes de bourreaux dans d’invraisemblables scènes de transes, reprenaient leurs habitudes, retrouvaient leurs marques, s’adressaient à des détenus imaginaires, dialoguaient avec des fantômes. Déployé par l’endoctrinement, l’Angkar (parti Khmer rouge) s’est ensuite imposé par une volonté de détruire physiquement la pensée : comme on l’explique dans les films de Rithy Panh, il s’agissait de frapper les hommes « jusqu’à ce qu’il n’en reste que poussière », « d’anéantir plutôt que de tuer », « de carboniser plutôt que de brûler », comme pour toujours éliminer quelque chose en plus, atteindre plus profond, plus grave que la seule réalité du corps, pulvériser un impalpable.

Le cinéaste a souvent témoigné, à travers ses films, de la phobie des Khmers rouges pour l’intelligence (« Ils ne nous ont pas seulement tués, ils nous ont rendus ignorants », dit-on dans La Terre des âmes errantes, 1999), de leur obsession pour la bureaucratie, l’administration, les procédures, quand elles ont pour but de se substituer aux idées, et de produire la mort. Toujours le cinéaste oppose à cette folie un admirable travail de re-figuration de la pensé, et laisse, dans Site 2 (1989), dans Bophana (1996), dans La Terre des âmes errantes, s’exprimer l’intimité profonde des victimes. Dans S21 (où l’on apprend que c’est entre les murs d’un ancien lycée que fut installé ce bureau, changeant les salles de classe en salles de torture, transformant une école en usine à mort), il s’agissait d’essayer de rendre la mémoire aux bourreaux, non pas seulement la mémoire des faits, mais surtout la mémoire émotive (cf. l’artiste Nath, montrant à l’un de ses anciens gardiens les peintures de scènes de torture). En vain : depuis longtemps transformés en zombies, pour peu qu’on les relance, ils jouent encore, à vide, le même programme des années plus tard. Après les victimes rescapées dont on a curé les rêves, après les gardiens bourreaux dont on a curé la conscience, cette fois Rithy Panh se penche sur le cerveau, Duch, l’ancien professeur de mathématiques réputé pour sa culture, son instruction – et qui d’après ses dires (démentis) ne torture pas mais en donne l’ordre, ne touche pas, mais conçoit. Au fond, quelle était pour lui l’idée de départ ?

L’homme nous fait face, attablé devant les preuves, photos, listes, ordres, rapports, aveux de suppliciés, qu’il compulse avec cet air assez inexprimable de se trouver dans son droit. Il commente les documents avec le détachement et la précision d’un historiographe, se fend parfois d’un cillement d’indignation ou de dégoût, d’un large sourire, ou d’un rire franc. Duch, c’est aussi un portrait physique. C’est par le bas que la bouche s’ouvre, quand il parle la lèvre tombe, et alors l’alignement chaotique des dents inférieures, jaunes et noires, s’expose. Dans Duch, il y a quelque chose d’un hiatus monstre entre ce qui est dit et ce qui est montré. D’un côté, la facilité du bourreau à sourire et à s’esclaffer, sa voix onctueuse et coulante, sa présence digne, de l’autre ce que sa bouche dit. D’un côté, deux épaules malingres, étroites, une physionomie dérisoire, de l’autre l’énorme poids de la réalité génocidaire. L’oeil petit, mais grand ouvert, le vieillard prend l’air impassible de l’examinateur qui n’en pense pas moins, arbore une face convaincue, réceptive, comme s’il s’interrogeait lui-même et se donnait raison. On aura eu, pendant près de deux heures, droit à tout : aveux et dénégations, sarcasmes et remords, fatuités, humilités, regains idéologiques, conversion au christianisme, etc. Au-delà des bouffées délirantes que Duch gonfle par ses incessantes contradictions, et son esbroufe intellectuelle générale (pour justifier ses actes, il cite aussi bien Balzac qu’Alfred De Vigny, dans un parfait français), revient toujours le prosaïsme du massacre, la réalité concrète des cadavres (voir de quelle façon s’intercalent les images de charniers, issus des précédents films de Panh, comment sur elles glissent la voix douce du tortionnaire et tout son labyrinthe rhétorique). Directement concerné, le cinéaste a vu sa famille décimée dans les camps de travail, et a lui-même failli mourir. Mais au lieu d’une confrontation, il enregistre l’impossible rencontre, c’est-à-dire l’impossible appropriation du bourreau par la victime. On a beau chercher le Mal sous les rides du vieillard, plus on se rapproche moins l’incarnation se précise. Dans le film, Duch est cadré deux fois : d’abord par la prison, cellule où il se trouve enfermé, ensuite par la caméra de Panh, qui le circonscrit frontalement, devant un mur blanc et nu, en accusé. Mais Duch vit dans sa cellule (on le voit préparer son thé, lire Stéphane Hessel, prier, faire sa gym, vivre en somme, instants troubles où demeure toujours le doute de l’amnésie) comme il habite l’image : physiquement présent, spirituellement ailleurs, à tout le moins inaccessible de côté-là. Comme il est dit dans La Déchirure (Roland Joffé, 1984), autre chef-d’œuvre traitant du régime Khmer rouge, « Ici, seuls les muets survivent. » Dans sa cage, le ratatiné Duch ne survit plus, sans doute, qu’en chantant ce qu’il veut.