Charlotte, une trentenaire célibataire, écrit des romans érotiques à la commande. Alors que sa mère vient s’installer chez elle, le duplex où elle habite se transforme en grand chantier inhabitable où cohabitent meubles, piano à queue et visiteurs de passage. Le retour à la fiction de Chantal Akerman, après le beau documentaire De l’autre côté, prend des atours d’ovni : entre fantaisie grinçante et comédie musicale, Demain, on déménage ne ressemble à rien de connu. L’expérimentation y côtoie le cliché boulevardier sans que jamais l’on ne sache où le film veut véritablement en venir. Loin de fragiliser l’ensemble, cette indécision permet d’opposer, à l’euphorie des élans, une lame de fond qui travaille insidieusement le récit.

Deux pôles animent Demain, on déménage : mouvement et légèreté de la surface qui viennent buter sur le vieux cortège fantomatique des démons de la Shoah. Chanson connue, certes, mais qui trouve ici, dans la clarté jusqu’au-boutiste du dispositif mis en place, l’occasion d’une folie salvatrice. Le film, bien qu’il semble s’en défendre à chaque instant, déjoue les attentes de la libération par l’humour et la distanciation (le sacro-saint rire qui sauve, à la Woody Allen) pour en revenir constamment à son fond névrotique et révulsif. Poussière et saleté, odeurs mortifères, concomitance des intimités recouvrent l’espace de la comédie. Au flux et reflux des visiteurs qui passent dans l’appartement, bols d’air naphtalineux (Lucas Belvaux en pantin burlesque joussivement insipide), Akerman oppose l’insupportable figement des lieux, une sorte de malaise envahissant les étages et faisant éclater tous les murs.

La petite mécanique du huis-clos dissonant, une fois emballée, libère une sorte de fantaisie malade, tiraillée entre grâce de bric et de broc et saillies d’épouvante larvée (l’odeur qui rappelle la Pologne, la fumée du poulet rôti qui trouble le repas). L’encombrement des lieux, l’impossibilité de la fuite, le déménagement qui se fige dans une attente boulevardière, tout cela encombre le film à la manière d’un charivari foutraque. Mais on ne peut résumer l’ensemble à cette mise en échec de la comédie. S’y joue plus sûrement la négation radicale des vertus d’un petit théâtre d’horloger en huis-clos, triomphe du point de gravité où l’on revient fatalement. Personnages-satellites, paquets sans haut ni bas, pendules qui ne concordent pas, éloge de l’ouverture et du flottement : Demain, on déménage, sous la feinte de son immobilité, est un beau chef-d’oeuvre sans amarres.