Force originelle toujours intacte dans l’univers du maître japonais, le désir est au coeur du nouveau film de Shohei Imamura. Le désir sous sa forme la plus primitive, pulsion première qui s’empare du corps pour ne plus le lâcher, dimension cruciale du sujet imamurien, sa raison d’être. A plusieurs reprises dans le film, un vieillard, double fictionnel du cinéaste, répète au personnage principal que bander est le signe d’une vie accomplie, qu’en dehors de cet usage immodéré et déraisonnable de son entrecuisse, l’existence ne vaut d’être vécue : « les spectres déraisonnables sont toujours gras » dit-il à son jeune ami. Celui-ci vient d’être mis à la porte de son entreprise et sa femme ne cesse de le harceler pour réclamer le virement rapide de sa prime de licenciement sur leur compte en banque. Pesant le poids des médiocrités sociales qui l’accablent et soucieux de prolonger l’enseignement du vieux vagabond qui vient de mourir, Yosuke décide de quitter Tokyo et de partir à l’aventure sur la péninsule de Noto : là, il doit retrouver un trésor laissé naguère par son ami défunt. En réalité, il va découvrir un monde étrange et deux femmes qui sont comme ses gardiennes merveilleuses.

Dans ce qui précède, on reconnaît sans peine les leçons passées d’Imamura : encore une fois, le personnage central est confronté à son devenir-animal, résolument engagé à se défaire de sa part raisonnable et sociale pour engager tout son être dans l’empire des sens. Encore une fois, l’appel des instincts est incarnée par une figure féminine, Saeko, qui vit seule avec sa vieille mère ; enfin, pour que le schéma initial soit complet, ajoutons que les deux femmes (mère et fille) n’ont pas besoin, elles, de perdre leur part de raison et de normalité, celle-ci les ayant délaissé depuis longtemps : la mère reste prostrée chez elle, occupée à multiplier les divinations, bonnes fortunes ou désastres qui jettent un sort magique au cours des choses ; quant à la fille, elle est déjà gagnée aux forces de la Nature, atteinte d’un mal venu de loin et qui constitue au sens propre l’attraction du film et de l’histoire fabuleuse conté par Imamura.

Venu chercher un trésor oublié qu’il va vite délaisser, Yosuke est attiré d’une manière irrésistible par ce lieu insolite délimité, tel une estampe, par un pont rouge et la façade d’une maison couverte par un jasmin trompette chinois. L’arrivée du personnage dans cet espace qui va le séduire puis l’emprisonner jusqu’à lui faire perdre la raison, est une leçon de sensualité du maître, une immersion délicate dans le sensible pur : tout ce qui semblait mouvoir Yosuke dans sa vie à Tokyo semble frappé d’inexistence dès qu’il passe le pont rouge et croise Saeko. La rencontre entre les deux est la plus belle scène du film : peut-être parce qu’elle a lieu dans un supermarché et qu’on est étonné de voir un espace si commun frappé d’une telle étrangeté. C’est aussi que Yosuke découvre avec nous le mal de Saeko, cette eau tiède qui coule de ses cuisses, qui la déborde et la rend malheureuse : le clapotis des pieds de la jeune fille dans la flaque qu’elle vient de faire provoque chez le personnage et le spectateur complice une pulsion érotique immédiate que le croisement muet des deux personnages dans l’espace froid du supermarché ne fait qu’accentuer. A-t-on vu récemment scène plus sensuelle ?

Il y a chez Imamura une supériorité dans cette capacité à fusionner le trivial et le délicat, l’animal et la pensée par la seule mise en scène. Ce n’est pas chez lui secret de fabrication, mais un regard qui est une morale haute et joyeuse. Après avoir accepté le métier de pêcheur où il éprouve sa force à tirer les filets de poissons, Yosuke n’aura de cesse, à partir de cette rencontre, de soulager Saeko à chaque besoin pressant : percevant le miroir-signal tendu au soleil par la femme-eau, il poussera le chalut à regagner le port afin d’entamer une course folle jusqu’à la cascade prodigieuse. Là, l’explosion de jouissance et le puissant jet d’eau diront la vie enfin accomplie de Yosuke. Sa bonne fortune déraisonnable.