Depuis une dizaine d’années, le cadre en crise est devenu l’un des antihéros préférés du cinéma français. De film en film, un genre « regarde les cadres tomber » s’est constitué avec ses personnages-clés – le DRH cruel, le PDG distant, le licencié abusif, le jeune qui en veut, le vieux revenu de tout, la secrétaire compréhensive – et ses scènes types : la cravate matinal dans le pavillon de banlieue, l’entretien d’embauche, la réunion de travail avec définition des objectifs autour des tables en U, le verre entre collègues après le bureau… Issu de cette filmographie qui côtoie le meilleur (L’Emploi du temps, La Question humaine) et le plus discutable (Le Couperet) sans oublier cet ancêtre grand guignol que fut Chute libre de Joël Schumacher (1993 !), De bon matin n’échappe guère à cet imaginaire déjà vu de l’entreprise comme lieu du mal, espace anonyme de perdition, qui brûle aujourd’hui ceux qu’elle a fait semblant d’adorer hier à coup de primes et d’avancements (voir aussi l’américain et récent Company men). Le film de Jean-Marc Moutout (lequel avait déjà exploré le monde de l’entreprise dans Violence des échanges en milieu tempéré) retrace le parcours et la chute d’un de ceux-là, soit Paul Wertret, employé de banque – Jean-Pierre Daroussin, plus underplaying que jamais. Quand le film commence, Paul part de bon matin au travail, arrive au bureau et vide son chargeur sur ses supérieurs hiérarchiques : le portrait du cadre se déplie à partir de cette scène initiale.

Les sociologues expliquent facilement les raisons de la cote cinématographique du cadre à la bourse des personnages : la crise du système capitaliste, encore et toujours, crise d’autant plus effrayante qu’elle ne touche plus seulement les ouvriers – vieux personnage collectif qui, en dépit de Guiraudie et de quelques autres, n’intéresse plus guère le cinéma français – mais celui-là même qui devait profiter de ce système : le cadre, hier « dynamique », aujourd’hui déchu, travailleur de tête, meneur d’homme, mis à nu, humilié, poussé au suicide. A plusieurs reprises d’ailleurs, Moutout s’attarde sur le corps nu de son personnage, filmant en gros, voire en très gros plan sa chair fatiguée et flasque comme l’envers du corps-machine costumé qu’il est censé incarner dans le monde des affaires. Dans cet intérêt pour le corps de son personnage – voire la belle scène où il est allongé nu et endormi sur le tapis du salon dans un abandon qui laisse impuissants sa femme et son fils – il y a le meilleur du film, ce qui lui permet d’échapper à son réalisme un peu convenu.

Car si le cadre en crise intéresse le cinéma, s’il accède depuis les années 2000 au statut de personnage moderne, ce n’est pas tant parce qu’il est le symptôme idéal et le signifiant évident de la crise économique partout décrite, c’est qu’il est d’abord un corps qui dysfonctionne, qui ne sait plus comment exister dans l’espace, ni parler avec les autres, un corps malade, une communication en mode échec. Essayant de retrouver l’origine de sa chute, Paul annonce d’emblée, dans une voix-off qui va guider le récit, qu’il ne sait en localiser le point de rupture. D’où son histoire racontée en flash-back et en fragments, un grand pêle-mêle où revivent sous nos yeux ses moments de bonheur intime ou professionnel, autant de traces éparses qui ne le mènent nulle part. La beauté du portrait doit beaucoup à cette chronologie impossible de la souffrance, comme si le mal était déjà fait depuis longtemps et que les événements récents – la crise des subprimes, un changement de direction – n’étaient que le révélateur d’un malheur ancien et très enfoui, presque une malédiction. Rappelant les grands moments de réel d’Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés, le documentaire de Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau sur les souffrances au travail, les scènes de confrontation entre Paul et le psy de l’entreprise sont parmi les plus réussis, où le personnage confesse le grand gâchis de son existence laborieuse, une tristesse qui ne l’a jamais quitté en dépit des apparences. Après le carnage, c’est ce même psy qui vient voir les collègues de Paul pour recueillir leurs réactions : panoramique final sur les visages défaits et mutiques. Il y a des débriefings plus difficiles que d’autres.