Sous ses promesses stratosphériques, la bonne surprise de Cloud Atlas tient paradoxalement à la toute-petitesse, l’humilité de son réel projet. L’entrelacs veut mettre tout l’univers sur le même plan, abrité par l’histoire des genres en guise de voute céleste. Pourtant, difficile de ne pas voir indépendamment les six films imbriqués façon poupées russes (au cœur de l’immense, le minuscule) tant leur drôle d’allure saute aux yeux : plutôt que les parties d’un tout cosmique, on dirait un chapelet de sketches visant chacun la synthèse quasi parodique d’un genre. Le post-apocalyptique de souk dialogue avec le cyberpunk dickien comme avec la comédie anglaise, dans l’esprit Loach nouvelle manière. Le produit laisse le goût d’un feuilletage hypnotique de Métal Hurlant, hanté par les mêmes visages sans cesse ravalés, un peu bouffons, un peu monstrueux (surtout celui de Tom Hanks qui, d’une moumoute l’autre, évoque une version empâtée de L’Immortelle).

Ce baroque un peu farcesque (une vraie rigolade, par endroit) compense la grasse monadologie new age martelée partout, sous forme d’aphorismes fatigants sur l’unicité de l’Etre. Chez les Wachowski, les bouffées métaphysiques impressionnent moins que l’audace de leur approche, consistant à perpétuer une tradition en la subvertissant. Matrix racontait une guerre menée contre un système (la machine-monde, la matrice) depuis le cœur même de celui-ci. De fait, le film lui-même livrait un combat « infiltré » en introduisant le fantastique cartésien de Blade Runner dans les rouages d’un cinéma d’action a priori rétif à la méditation – il renversait ainsi l’une et l’autre tradition, l’un et l’autre système. Plus modestes, moins guerriers, les Wachowski ne cherchent plus tant à lutter, à gripper une machine qu’à unifier démocratiquement les formes de fiction : la saynète burlesque ou l’épopée futuriste, la peau de banane ou l’insurrection sanglante, tout se joue sur la même note. Le véritable « atlas » n’est pas ésotérique : ce n’est pas la cartographie des âmes humaines qui se décrit là, mais celle des folklores pop reliés par un seul McGuffin, moteur à lui tout seul de la marche du monde.

Le tour, passionnant (et au final assez humble, donc), reste malgré tout théorique. La collision des genres n’arrivera jamais, du moins pas esthétiquement. Seules les modulations de la bande-son font office de liant, maintenant une urgence, une humeur d’un raccord et d’une époque à l’autre. Mais aucune superposition n’advient, aucun visage passé ne répond à un visage futur (ou inversement) par le contrechamp. Leur surimpression, leur fusion n’existent qu’entre les amas de maquillage. Ces maquillages, d’ailleurs, fonctionnent comme les sentences métaphysiques lâchées par les héros, quand ils s’aperçoivent influencer d’autres destins : ils tiennent lieu, en somme, de pis-allers trahissant l’impuissance à faire dialoguer les espaces-temps par l’image. Seuls le verbe et les artifices font que les vases communiquent, que les méandres dessinent un fleuve.

De ce point de vue, Cloud Atlas est sans doute moins un film des Wachowski que de Tom Tykwer : on se souvient des marottes de ce dernier, versé dans le réel multi-facettes, les tangentes prises par le cours du temps (de Because à Cours, Lola, cours). On se souvient aussi de son amour des paris bidons (adapter l’inadaptable, réussir là où Kubrick avait renoncé : c’était la carotte du Parfum). Traduire l’impensable, en somme, au cinéma. L’ambition est identique ici, et toujours aussi vaine : la fusion transgenre n’est que scénaristique, et tout juste thématique – aux quatre coins de l’histoire, une révolte se joue, c’est la seule cohérence de ces grumeaux épars. Difficile de s’émouvoir pour une telle question, mieux traitée par Matrix, difficile de connecter les revendications politiques (le droit à transgresser le corps, le sexe) et esthétique – la question affleure parfois mais finit par se perdre dans le maelström de ce gros mash-up de luxe.

C’est d’ailleurs sous ce jour-là, humble et presque piteux, que le film trouve sa vraie voie : sa puissance est celle de la confection festive, du mash-up qui a réussi, c’est-à-dire dont le plaisir brut, sensoriel et masturbatoire prendrait subitement une ampleur hollywoodienne. Il y a quelque chose de primitivement sexuel dans l’architecture de Cloud Atlas, dans cette façon de séduire un inconscient collectif avec mille stimuli familiers, de multiplier les contrées cinéphiliques comme autant de pratiques, de partenaires, de positions et d’orifices. Le rythme, au départ, est apéritif : les imaginaires s’installent, les temps prennent une couleur, on flâne d’un rayon à l’autre en savourant les préliminaires. Puis la durée s’étire et les corps s’accumulent, on saute violemment des uns aux autres par des transitions brusques, des ruptures de souffle. Cloud Atlas est peut-être un film transgenre, mais c’est surtout un film hermaphrodite, dédié à la circulation des énergies par tous les canaux possibles. Reste que c’est aussi, hélas, un film peine-à-jouir, ignorant l’extase permise par l’entrechoc final de ses récits. C’est peut-être volontaire, en un sens : comme pour prolonger la partouze ad nauseam, les Wachowski retardent la jouissance générale, refusant sans doute de défaire la fameuse « unicité des corps et des âmes » dont on sait qu’elle tient toujours moins bien après l’orgasme.