Au delà d’une célébration convenue et auto-complaisante de l’album de famille de l’underground new-yorkais de la fin des années 60, Ciao Manhattan est le magnifique portrait en forme de patchwork lumineux d’une de ses icônes les plus attachantes : Edie Sedgwick. Lors d’un entretien proposé en bonus, David Weisman revient sur la genèse du film : au départ, il s’agissait de tourner un film sur l’underground à destination des drive in américains, avec pour actrice principale une jeune adolescente alors inconnue et un ensemble de micros intrigues stupides à souhait. Mais très vite, Edie s’est en quelque sorte imposée aux deux réalisateurs, qui ont fini par comprendre qu’elle était la « matière première » de leur film à venir, dont le tournage s’est déroulé sur plusieurs années. Après avoir régné sur New York, elle a disparu et a été retrouvée deux ans plus tard en Californie.

Quoiqu’on en dise, ce film emprunte une toute autre direction que le Citizen Kane de Welles (même si le titre est repris dans une chanson de la B.O. de Ciao Manhattan) ou du Qui êtes-vous Polly Magoo ? de William Klein. Les deux réalisateurs, David Weisman et John Palmer, ne se positionnent pas entre la volonté de démythifier et de célébrer Edie, ils font entièrement confiance en sa capacité de révéler, par elle-même, ce qui fait d’elle une star, jusque dans sa vie quotidienne la plus triviale. Une subtile mise en abyme de la position du spectateur se met en place à travers deux types de personnages : un mystérieux voyeur adepte des caméras de surveillance parti à la recherche d’Edie et un jeune texan, un peu plouc, qui la prend en stop au début du film, et s’installe ensuite chez elle. Le jeune amant sert de prétexte narratif à l’épopée new-yorkaise d’Edie, qui surgit sous forme de flash-back : toute une série d’images, d’un noir et blanc magnifique, composant des joyaux bruts et incandescents. L’ex mannequin vedette (sur)vit désormais en Californie, à deux pas de la maison de sa mère, dans une piscine aménagée en chambre, joli foutoir où les reliques de son passé (photos d’elle, seule ou avec tel membre de la clique warholienne) gisent près d’un water bed. Après avoir été la chouchoute d’Andy Warhol, en blonde aux cheveux courts, elle porte désormais une longue perruque châtain et une nouvelle poitrine en silicone qu’elle exhibe sans complexe.

Le pouvoir de fascination qu’elle possédait deux ans auparavant (voir les rituels de la Factory : performances, soirées et autres parties) demeure intact, au présent. Malgré sa diction à l’image de sa démarche, titubante, alourdie par les électrochocs, l’abus de drogues et de cachets divers, l’émotion nous saisit quand elle s’y reprend à plusieurs fois pour allumer sa cigarette en dansant, seulement vêtue d’une culotte rose et de bottes rouges. Parce que la reine, presque nue, diffère sa chute finale que nous ne verrons pas, chaque geste -maladroit en apparence- est encore empreint de grâce. D’ailleurs, le meilleur moyen de se confronter au mythe, plus que de le mettre à nu, n’est-il pas de le contempler pour ce qu’il est réellement ? Le film sait le regarder en face et rendre tangible la beauté de sa principale interprète. Trop indépendante et trop créative pour se voir réduite à un statut de simple mannequin interchangeable, ni tout à fait actrice, Edie savait poser avec tant de naturel, qu’un élément non fabriqué émanait toujours de sa personne.

Conte de fée effervescent pour adultes demeurés d’indécrottables ados dans l’âme, raconté par ses propres interprètes, de purs naïfs n’ayant pas encore versé dans le cynisme ultérieur, Ciao Manhattan est parvenu à enregistrer ce moment où l’underground était en passe de conquérir la planète et d’alimenter les tiroirs caisses de stylistes et de galeristes en mal d’inspiration. Et si l’on croise une galerie de personnages secrètement pathétiques, d’autres désarmants d’innocence, aux côtés de spectateurs devenus acteurs, d’un Ginsberg qui refait son numéro gentiment folklorique de moine bouddhiste à poil, d’un Roger Vadim -pour le côté partouze et amour libre-, et d’une Brigid Berlin à faire pâlir n’importe quel modèle de Botero ou de Rubens, Edie surnage au dessus de tous en véritable phoenix de l’époque. Les réalisateurs ont bien réussi leur pari sur Edie : en figurant les ultimes flamboiements (proches du poème visuel dans certaines scènes) et les rituels insolites et fascinants d’une déesse profane (in)utile et dérisoire à la fois, Ciao Manhattan est un fabuleux film culte dans le meilleur sens du terme.