De la première scène au dernier plan, le nouveau film de Jean-Claude Brisseau, décidément étrange franc-tireur du cinéma français, sidère par cette sorte de brutalité souple qui l’irrigue, ces emboîtements de chocs aussi voluptueux que violents. La première scène semble sortie d’un ancien rêve épuisé mais toujours vivace : les courbes envoûtantes de Coralie Revel, échappées des visions de Fred dans Les Savates du bon dieu, en pleine masturbation fiévreuse au pied d’un lit recouvert de velours rouge. Le dernier plan la montre à sa sortie de prison, très « France d’en bas ». Entre les deux, le film de Brisseau, à peine masqué par son beau titre, aura parlé de sexe et d’entreprise, d’orgasme et de conscience de classe, d’inceste (un peu) et de révolution (un peu plus, mais discrètement).

Choses secrètes est propulsé par l’injonction -« ose ! »- que Nathalie (Coralie Revel) lance à sa nouvelle amie, la timide Sandrine, et qui résonne comme le premier alinéa d’un programme politique. Une politique des corps qui s’appuie sur l’autarcie (la jouissance solitaire) pour enrayer un instant les rouages du corps politique, distillant quelques grains de sable dans les superstructures, les dispositifs de distribution des plaisirs et de la force de travail. Après l’expérience fondatrice de la jouissance, Nathalie et Sandrine, préparées par un rigoureux entraînement à la simulation, décident d’utiliser leur maîtrise de l’orgasme (simulés ou non, ils sont tous stupéfiants) pour grimper dans l’échelle sociale. Elles investissent une entreprise, se font la main sur le numéro 2 (personnage bouleversant qui de tout cela ne retiendra que la joie d’avoir joui), mais se cassent les dents sur le patron, un libertin cynique.

Depuis Tanner/Mézières (Une Flamme dans mon coeur), on n’avait pas approché la jouissance féminine d’aussi près ; non que l’on en retire quelque enseignement, l’impression d’en savoir plus : le mystère reste entier et la grande peur des hommes -font-elles semblant ?- ne désenfle pas. Ce qui fascine et inquiète jusqu’à l’hypnose dans Choses secrètes, c’est le transfert de la scène primitive du sexe sur le théâtre de la lutte des classes (la sublime séquence d’ouverture l’annonçait : ce glissement de l’intime au public, le sexe est toujours une scène). C’est une grande tornade qui emporte tout sur son passage, égratignée sans cesse par un lyrisme qui revient par des portes dérobées mais ne quitte jamais le film. De la transformation du corps en arme politique (les prodigieuses scènes de masturbations publiques) à la brutale réplique d’une armée sexuelle tout entière (une monumentale partouze digne d’Eyes wide shut), la mécanique des désirs joue toujours un double jeu, comme agitée par cet esprit diabolique et son oiseau de malheur (un spectre silencieux toujours présent au coin du lit), qui sème l’amour et récolte la mort.

La conclusion de cette fable d’une effrayante beauté fait littéralement exploser tout ce qui semblait acquis, renvoyant les jouisseurs à chaque extrémité de l’échelle, magnifiques perdants (Nathalie, la plus vivante finalement), ou affreux vainqueurs (Sandrine, devenue richissime), mais éternellement liés par le souvenir d’avoir, au moins une fois, joui pour de bon.