Ceux qui m’aiment prendront le train, le film de Patrice Chéreau projeté en sélection officielle ainsi que sur vos toiles, partout ailleurs, tourne autour de la disparition d’un peintre, Jean-Baptiste, à l’enterrement duquel vient sa « famille », c’est à dire à la fois sa famille biologique et la ronde de ses amants, amis et élèves. Il y a l’avant (le voyage en train de Paris à Limoges) le pendant (l’enterrement) et l’après (la « nuit magique » comme la chante Catherine Lara !).
Mais plus qu’une histoire, plus que des règlements de compte, le film de Patrice Chéreau est avant tout un éloge du mouvement. Le voyage (en train), les éclats successifs des uns et des autres sont sensibles dès la lecture du titre ou la vue des affiches. Celles-ci, diverses, montrent des corps en mouvement, comme suspendus en pleine course, saisis dans leur mobilité éphémère. La seule affiche qui donne une impression de fixité est le portrait de Jean-Baptiste, donc du mort.

Le début du film nous entraîne à grande vitesse dans un train où les histoires se mêlent d’une manière virevoltante. Il s’agit de haute voltige cinématographique : les plans sont brefs, la caméra très mobile, le montage incroyablement serré ; les personnages, les bribes d’histoires intimes, les temps et les lieux se mêlent à un rythme rapide. La frénésie des voyageurs en route vers Limoges est contrebalancée par la voix off de Jean-Baptiste (Jean-Louis Trintignant), le mort que François (Pascal Greggory) écoute au magnétophone, dans le train. C’est grinçant, assez cynique, drôle, et cela apporte une distance ironique à l’agitation des « endeuillés ».

Le mort vient hanter ce début de voyage et c’est la moindre des choses : c’est lui qui réunit cette grande famille disparate et qui provoque, comme un dernier pied de nez à la vie, une série de conflits, de crises et de désirs. Les personnages sont saisis par la caméra juste avant la ou les crises. Les nerfs sont prêts à craquer. La caméra, plus qu’un témoin, est partie prenante de ces crises sous-jacentes. Elle semble coller à chaque trouble, dans la forme même : très mobile pour filmer Claire (Valeria Bruni-Tedeschi), dépressive au bord de la crise de nerfs, plus fixe pour François (Pascal Greggory) par exemple dont les émotions sont très intériorisées et qui transparaissent d’une manière subtile. De même, on pourrait presque trouver à chaque personnage, ou chaque duo ou trio, une grammaire cinématographique propre. La subtilité de la mise en scène fait que ce sont les séquences entières, véritables mouvements d’une partition musicale, qui semblent construites sur des rythmes différents, aidés en cela par les états de crise variés des personnages. La comparaison musicale peut se poursuivre si l’on considère l’entrée et la sortie des instruments-personnages, les solos, les duos, les trios, les mouvements symphoniques des scènes de groupe…Il n’est guère surprenant que Patrice Chéreau ait été ému par Breaking the waves de Lars von Trier, il y a une parenté entre ces deux films, touchant à une façon enfiévrée et passionnée de filmer, ce qui débouche notamment sur une grande mobilité de la caméra tenue à l’épaule. La caméra de Chéreau sert ici, d’une manière flagrante, de prolongement de son oeil et donc de sa sensibilité exacerbée. La technique est maîtrisée et mise au service des émotions. Les schémas traditionnels (la famille, la paternité, la couple) volent tous en éclat. Le père biologique est supplanté par le père spirituel pour Jean-Marie (Charles Berling) ; les deux frères, les deux « pères », le mort et le vivant sont joués par le même comédien, encore une merveilleuse idée scénaristique. Les couples (hétérosexuels, homosexuels, duos ou trios) sont constamment au bord de l’explosion ; l’état de crise semble même en être une caractéristique, du moins au moment où Patrice Chéreau choisit de nous les montrer. Les sexes sont eux aussi déclinés au-delà du clivage homme/femme. Frédéric s’est transformé en Viviane (Vincent Pérez), mais dans l’émouvante scène de la douche, l’ambivalence, le caractère double du personnage sont mis à nu ; le mort étant un homosexuel autour de qui, tournait, fascinée, une ronde d’amants, ronde tournant toujours, même autour du vide, de l’absence. Il est peut-être un peu dommage que Bruno (Sylvain Jacques), le jeune homme androgyne, soit si stéréotypé, si attendu. C’est d’autant plus étonnant que les autres personnages (servis par d’excellents comédiens) ne le sont pas.

Le film contient ce qui est manifeste chez son réalisateur-metteur en scène : une brûlure, un bouillonnement. C’est une sorte d’ode à la vie, à l’espoir, malgré toutes les menaces : drogue, sida, mort, d’où cette envolée céleste, cette renaissance de la fin du film, à partir du cimetière. La mort, l’enterrement, appellent à la transformation, à la vie malgré tout. Cette énergie, ce souffle vital, Patrice Chéreau nous les offre pendant un peu plus de deux heures, et c’est un cadeau précieux.