A coup sûr, le nouveau film de Jean-Daniel Pollet sera vu par un public restreint. Ceux qui connaissent la beauté et l’intelligence de son cinéma ne le manqueront pas ; ils iront, curieux de savoir quelles nouvelles terres a gagné cet artiste voyageur et aventurier à la filmographie passionnante. Les autres ne subiront pas de matraquage publicitaire, ne seront soumis à aucune injonction du type « tu ne l’as pas vu, il faut y aller » et continueront l’ordinaire inégal de leur vie de spectateurs. C’est qu’on ne dit pas aux gens de courir au « nouveau Jean-Daniel Pollet ». On leur dit seulement que c’est un film important, qui pose une question essentielle à l’époque, plutôt à nous dans l’époque, à nous, spectateurs permanents : la question de l’Autre, quand il est photographié, quand il est filmé.

Il faudrait voir Ceux d’en face autant de fois que nous avons vu les images des Twin Towers de New York s’écroulant sous les impacts des avions. Le film en constitue l’exact opposé, antidote efficace à la crise qui a saisi notre état de téléspectateur moyen : la pulsion scopique pour la mort spectaculaire, le voyeurisme généralisé qui devient notre ligne de conduite essentielle avec son cortège irrationnel de peur panique et de générosité mal dosée. Comme son titre l’indique, le film de Pollet a pour sujet le vis-à-vis, c’est-à-dire la position de deux personnes ou de deux choses qui se font face. Un matin, une jeune femme se réveille et découvre que l’homme qu’elle aime est parti. Dans la lettre qu’il lui laisse, il ne lui cache pas les raisons de son départ, une fuite morale, obligée, hors du monde tel qu’il est. En partant, il lui lègue surtout un travail : dans le temps de son absence, elle devra reprendre une collection de photographies qu’il avait rassemblées et les agencer dans le sens qui lui semblera le plus proche de ce qu’il aurait fait. Ainsi, elle prolongera leur amour et sa présence à lui. Dans ce travail, elle sera guidée par une formule : 1+1=3 et accompagnée -dans tous les sens du mot- par un musicien qui a connu le jeune homme et l’accueille dans sa maison où repose le legs des photographies. Au fil des jours, une amitié va naître entre eux, l’échange permettant de se découvrir et d’approfondir leur tâche respective : lui composant un psaume, elle, l’oeuvre de son ami disparu.

Comme toujours dans les films de Pollet, la force du récit vient du respect absolu des contraintes de départ. Ici, rien ne vient déranger la tension annoncée par le travail proposé au personnage, le récit s’appuie sur la régularité et la persévérance des efforts. Peu à peu, les photographies deviennent omniprésentes. Comme la jeune femme, nous sommes confrontés à cette masse à ordonner. Les clichés sont de tout type, leur point commun étant de fixer un état du monde ; photographies heureuses ou malheureuses, vulgaires ou pleines de grâce. Pollet les cadre de très près, nous imprègne de leur épaisseur, de leur histoire, avant d’élargir le champ et de nous présenter l’ensemble. Chaque photographie devient pour nous une question qui prend aussi en compte sa mise en relation avec d’autres clichés. Pendant que l’agencement se met en place, les messages enregistrés et envoyés par le jeune homme à sa fiancé -textes magnifiques parfois extraits de Saint John Perse ou Rimbaud- viennent dire l’état d’esprit de celui qui a choisi ces photos et révéler notre relation de plus en plus politique envers elles. Derrière chaque photo, il y a une trace du monde. Où mène cette trace ? L’a-t-on déjà suivie ? Le chemin à parcourir, c’est le trois de l’équation. Le jeune homme envoie un dernier cliché : un visage d’homme. Il dit avoir suivi sa trace. On n’a plus de ses nouvelles. Nouvelle énigme pour la jeune femme.