Après l’espionnage pour toute la famille (la saga Jason Bourne) et l’Irak embedded (Green Zone), Paul Greengrass revient à la formule plus trouble et intéressante de Vol 93. À nouveau, tout part d’un fait réel – la capture, en 2009, du marin Richard Phillips par des pirates somaliens. Greengrass retrace son calvaire et l’intervention sanglante de la Navy en réitérant le glissement de Vol 93 : laissant croire d’abord à un exercice d’immersion grossièrement journalistique, il dérive peu à peu, l’air de rien, vers le western en haute mer. Sur un régime quasi documentaire, l’ouverture voit le capitaine (Hanks) embrasser sa femme dans une Amérique grise et banale, qui crie « réalité ». Mais le travailleur ordinaire est appelé à muer en modèle d’héroïsme WASP, à mesure que le film migre lui aussi, quittant les eaux du document pour celles du grand spectacle.

Aussi fascinante qu’osée, cette migration suscite sciemment un certain malaise. D’abord, le film évoque fatalement une parabole sur les conflits post 11 septembre : difficile de ne pas le soupçonner, au départ, de victimiser l’Amérique pour mieux légitimer sa riposte draconienne. Mais l’Anglais Greengrass n’est pas Peter Berg, le patriote du Royaume. L’hypothèse du brûlot vengeur, traitant les pirates (aka les Arabes) comme une masse de bad guys indifférenciés, s’effondre assez vite. Car non seulement Greengrass profite du huis clos pour tirer le portrait de chaque bandit (creusant même par endroits une drôle d’empathie, façon syndrome de Stockholm), mais il dresse tout du long un parallèle entre les capitaines des deux camps, s’obstinant à filmer des hommes au travail. Si ce parallèle finit par distinguer, sans ambiguité, le coupable et le héros vertueux (Hanks manoeuvre par dévotion à ses hommes ou pour sauver sa peau, quand l’affreux Muse en fait autant par pur intérêt), le film sonde les motifs du pirate et lui laisse une chance de plaider sa cause.

Mais, malgré l’attention bien réelle de Greengrass pour ses brigands somaliens, l’inconfort persiste. Il tient à une sorte de transgression formelle : le mélange de l’ascèse pseudo-documentaire avec le show d’action pure. Là où le prologue annonçait une impartialité d’envoyé spécial devant cet épisode aux résonances politiques évidentes, la distance finit par s’anéantir dans un festival de gunfights  (instants de manichéisme  par essence) qui devient l’enjeu premier. Sacrifié à un argument presque forain (l’exfliltration de Hanks), la question complexe d’un possible dialogue avec les pirates se perd entre les balles. Et ce, au profit d’une fièvre guerrière qu’attise Capitaine Phillips, poussant à souhaiter avant tout voir la Navy surgir pour exterminer la racaille des mers. Capitaine Phillips devient alors, peu à peu, un film schizophrène : où est Greengrass dans cette histoire ? Du côté du western militariste, ou du journalisme de terrain ? Le choc de deux grammaires, de deux enjeux en apparence incompatibles finit pourtant par payer. D’abord parce que Capitaine Phillips tient parfaitement la route comme épopée à grosses pétoires, capable de filmer ses personnages. Ensuite parce que la fusion du réalisme embedded et de la fièvre pyrotechnique provoque un réel vertige. Au suspense primaire (qui va vivre, qui va tomber ?) s’en superpose un autre  : à quel moment l’empathie absolue pour Hanks fait-elle  pencher le navire vers une apologie de la puissance armée, rempart magnifique contre la vermine internationale ?

Si la mise en scène oscille entre deux régimes, c’est pour suggérer justement que les conflits contemporains sont vécus par l’Amérique à la fois comme grand récit guerrier et comme tragédie honteuse. C’est, comme toujours, un western, mais un western en demi-teinte, dépressif. Quand la cavalerie rapplique à la rescousse de Phillips, le tableau atteint son pic d’ambivalence : à l’exaltation riefenstahlienne de la Navy, parfaitement galvanisante, Greengrass oppose un contrecoup atrabilaire, et laisse le finale décanter dans une amertume évoquant l’épilogue de Zero Dark Thirty. En greffant une mise en scène de show épique à son regard chirurgical d’ex-reporter, Greengrass invente presque une forme à cette mélancolie, et traduit l’hésitation de l’Amérique : après avoir terrassé l’adversaire, celle-ci prend conscience de son lien indéfectible à l’ennemi, double nécessaire car complice de sa suprématie (aux trousses de la petite capsule pilotée par les bandits, l’immense flottille yankee resplendit dans la nuit). Une fois de plus, le duel de western ne peut que s’achever sur l’océan apaisé, triste champ de bataille où la fierté de compter les morts d’en face a disparu à jamais.