Une soirée de fête, des gens qui dansent, discutent, se regardent dans les yeux, se susurrent jusqu’au petit matin des aphorismes dont on peine d’abord à situer l’origine. Elle est multiple : fragments de roman (Balzac, Dickens), citations, jeux de mots, mais surtout paroles tirées de quelques standards Northern soul, cette musique noire américaine tardivement collectionnée par les premiers mods et skinheads, au Nord de l’Angleterre, et qu’on entendait déjà dans Mods ou La Famille Wolberg – comme Bozon et Ropert, Rinaldi est passée par La Lettre du cinéma. Rinaldi apparaît deux fois au milieu de la fête, mais derrière les platines, son visage concentré sur le prochain morceau à passer. Signature un peu superflue, tant Cap Nord est envahi par ses goûts : visages aimés de ses amis, romans qu’elle lit, musique qu’elle collectionne, passion pour la comédie musicale qui est l’origine et l’horizon du film.

Et si Cap nord se rêve en portrait chinois de la cinéaste (si j’étais une chanson…, etc), voire en chambre d’ado tartinée d’effigies, il est vite évident que la nature de ce film plein d’elle-même est motivé moins par l’extrême modestie de son budget, que par une forme d’éthique romantique assez simple, consistant à penser qu’on ne peut filmer que ce qu’on aime. C’est aussi une nécessité du sujet, la fête, qui passe ici par la reproduction de ses fêtes à elle, appelant la matière de la familiarité plutôt que du simple étalage de goûts. De fait, en une heure Rinaldi ne filme rien d’autre que cette fête, ramassant des éclats familiers, vagabondant entre les invités sans jamais se fixer, figurant la fête comme un éternel début, une somme de petites éclosions, une compilation de recommencements : une chanson qui débute, un couple qui se forme, un jeu de regards, des recoins de conversation, des bouts de visages. C’est ce que faisait déjà Akerman dans Toute une nuit, que Cap Nord rappelle à beaucoup d’égards. Akerman filmait des halls et des seuils, des points de rendez-vous, des enlacements et des éloignements dans une nuit hopperienne, balbutiements d’histoires qui retournaient s’engouffrer dans le secret de leur dénouement. De Toute une nuit à Cap Nord, la nuit requiert la même narration morcelée, le même traitement démocratique : c’est une chair sans noyau où fourmillent des corps, des visages partis à la recherche d’autres visages, dans une urgence électrique. Cap Nord serait, à ce titre, comme le prolongement festif de Toute une nuit, concentrant en un lieu les solitudes éclatées du film d’Akerman, pour tenter de les diluer dans un rituel collectif.

Et ce qui est assez beau ici, c’est précisément cette façon de filmer la fête comme un rituel désiré et auquel on croit, de la prendre non pas à distance mais toujours à coeur (ce même à coeur dans lequel Rinaldi enrobe tous les choix de son film), à rebours d’une tendance à la fête au cinéma plutôt anonyme et transpirante, passage convenu où l’on se défoule pour mieux encaisser le reste. Lorsqu’au début du film les acteurs, qui se sont faits beaux, descendent un escalier pour rejoindre la piste de danse, la fête s’ouvre sous l’angle d’un pur cérémonial. S’apprêter, apprendre une danse, rester jusqu’au petit jour, jouer tous ensemble, c’est rendre à la fête les espoirs qu’elle nous inspire et quelque chose qui se rapprocherait des craintes des premières boums. De la même façon qu’Akerman rendait à la nuit ses allures de course folle, Rinaldi rend à la fête son vertige social.

Mais les références assumées de Rinaldi ont tendance, par endroits, à jouer contre le film. La greffe ne prend pas avec les longues répliques littéraires, trop élaborées, trop récitées, jurant surtout avec la beauté claire des paroles de la Northern Soul. D’autant que cet artifice littéraire vient fausser le savant équilibre visé par le film entre un courant chaud et un courant froid, entre une ivresse et une chute, équilibre qui figure le pouls même de la fête et qui appelle naturellement les autres références convoquées. Le courant chaud, c’est celui de la comédie musicale, des danses chorégraphiées, c’est-à-dire celui de la communion maitrisée et de la joie sans mélange – ces corps qui persévèrent à se mettre au diapason des autres pour camper le même affect. Le courant froid, jouant tout contre le courant chaud du collectif, c’est celui de la Northern soul, de ces chansons de grands blessés de l’amour et du moi héroïque qui chante ses plaies. Le coeur vibrant de Cap Nord est bien de ce côté-là, dans ces mantras tristes tirés des refrains soul et récités jusqu’aux premières lueurs du jour. L’amour y finit comme la fête, trop vite interrompu par le petit matin.