Ne pas finir

C’est la deuxième fois ici qu’un film finit comme s’il ne voulait, comme s’il ne pouvait pas en finir. Il y a une semaine, le film de Claire Denis se clôturait sur une conversation impossible à tarir: Depardieu, dans le rôle d’un voyant cheap, fait à Juliette Binoche des prédictions qui muent graduellement en opération de drague, il lui annonce l’irruption prochaine dans sa vie d’un homme qui sera le bon, et l’homme c’est lui, mais Binoche ne le comprend pas, ou trop lentement, alors Depardieu insiste, son numéro devient de plus en plus transparent mais Binoche tient bon et Depardieu relance, encore et encore, son hameçon piteux. Le générique entier se déplie sur cette échange interminable qui pousse dans ses derniers retranchements la logique du running gag. Good Time, le film des frères Safdie se conclut lui-même en sortant sur la pointe des pieds de sa dernière scène, qui voit un petit groupe d’handicapés mentaux participer à un exercice thérapeutique tandis que la voix d’outre-tombe d’Iggy Pop va et vient sur la musique de Daniel Lopatin. C’est très beau, cette manière de laisser partir le film doucement, comme un rêve lointain tournant en boucle et qui s’entête à ne pas vouloir vous lâcher.
JM

Gueules cassées

D’autant que Good Time, qui ne ménage pas son énergie, avait commencé sur les chapeaux de roue. Il faut près d’un quart d’heure au premier générique pour apparaître, et le film, alors, est déjà transpirant du rythme imposé par ses premières scènes (un braquage qui tourne mal et condamne à une course effrénée dans New York, qui occupera une nuit entière – et tout le film), saturées de couleurs, de vitesse, de musique (Oneohtrix Point Never, donc, dans un registre très Tangerine Dream mid-80’s), étourdissante entrée en matière qui vous plonge d’emblée dans un bain bouillant de réalisme psychotrope. Quelque chose s’est légèrement déplacé dans la formule des frères Safdie, qui font leurs débuts dans l’Officielle près de dix ans après avoir été révélés par la Quinzaine. Ce qui n’a pas bougé, c’est un goût pour les formes de la dérive et les personnages forcés d’improviser. Leurs deux premiers longs métrages (The Pleasure of being robbed et Lenny & the Kids) y trouvaient une drôle de vitesse cotonneuse, devenue beaucoup plus âpre aujourd’hui. C’est qu’entretemps, les frères se sont donné une mission moins rêveuse, et assez belle dans son principe: une sorte de collecte documentaire de tous les visages de la marginalité de leur ville natale. Laquelle mission écrasait un peu leur précédent film, Mad Love in New York, mais trouve une place idéale dans celui-ci: lancés pied au plancher dans leur intrigue de petit polar nocturne, les Safdie n’y voient à l’évidence qu’un prétexte pour filmer une galerie de gueules cassées qui sont à la fois la périphérie et le vrai centre du film. Alliée à la vitesse euphorisante du film (avec laquelle Robert Pattinson est particulièrement à l’aise), cette noble ambition fait de Good Time un objet certes assez mineur, mais réellement salvateur étant donné le peu d’éclat de la compétition officielle.
JM

Une Odyssée

La question se posait à la sortie de la projection de Makala, le beau film d’Emmanuel Gras : documentaire ou fiction ? Question rhétorique habituelle devant un projet manifestement hybride, enchâssant la réalité filmée dans une narration sans coutures, et que motivent ici deux points particuliers. D’abord la splendeur formelle du film, qui suit le travail d’un homme, de la brousse où il vit jusqu’à la ville où il part vendre le charbon de bois qu’il fabrique. Un cheminement filmé en de patients travellings, où les lumières cuivrées du Congo cèdent la place aux éclats des phares venus trouer la toile noire de la nuit. Mais l’hybridation tient aussi à l’effacement de celui qui filme ce voyage. S’il y a bien un regard (le film ne quitte jamais son personnage pour mieux en épouser le labeur), on n’en voit pas le blanc de l’œil. A peine si les quelques regards caméra ponctuant les rencontres faites sur le bord du chemin manifestent la nature réelle des situations. On imagine alors que le réalisateur a pu filmer en plusieurs fois ce que le montage a cousu en un seul trajet, baignant tout le film dans une élégante matière sonore composée du chant de la nature, du vrombissement régulier des véhicules avalant la poussière de la route, ou du pépiement des crieurs sur les étals d’un marché. Makala, disons-le, est le film d’un monde et d’une élévation. Monde à la fois exotique et reculé, mais envisagé comme le vaste théâtre d’une bataille physique que le cinéaste élève formellement à hauteur d’une conquête spirituelle. On pense au dernier épisode d’Andreï Roublev de Tarkovski autour d’un jeune fondeur de cloche transformant la glaise dans un four. Ici, le four sert à brûler un arbre, immense comme une figure mythologique, pour le réduire en tas de charbons de bois. Ce n’est plus une bataille pour l’art et la foi mais une autre, tenace et quotidienne, pour la survie. Une Odyssée contemporaine, aussi, quand il s’agit de transporter toute cette matière noire sur un simple vélo, à cinquante kilomètres de là.  Et d’aboutir, tel Sisyphe épuisé, dans les travées d’un marché, image littérale des fondations du capitalisme, où le produit du travail se dissout dans les termes de l’échange. L’air de rien, en déplaçant sa caméra dans cet espace perdu au Congo, Emmanuel Gras est allé fouiller la terre pour en excaver nos propres mythologies.
GO

Une farce dure

Mine de rien, le Loznitsa des documentaires ressemble au Loznitsa des fictions : un type obsédé par les restes de l’Empire soviétique, ses ruines et ses éclats de violence éparses, sur lesquels il pose un regard souverain mais inquiet. Sauf que la fiction semble chez lui développer le goût des allégories punitives, achevées en tabassage de ses personnages. Une femme douce ne déroge donc pas à la règle : la femme du titre, qui se fait renvoyer le colis qu’elle tente de passer à son mari en prison, finit mal. Piétinant au seuil de l’établissement pénitentiaire, elle est condamnée à tourner en rond, cherchant à comprendre les motivations du refus qu’on lui oppose. C’est peut-être la limite de ce cinéma que de s’embarquer très rapidement dans un système métaphorique, bâti sur des humeurs kafkaïennes (on pense évidemment au Château) et le déploiement patient d’univers de poches. Mais c’est aussi sa force tant le geste formel du cinéaste est incontestablement puissant. Chaque scène déplie patiemment une ouverture sur un monde, enfouissant dans son cadre des personnages inquiétants ou grotesques, comme dans un tableau de James Ensor. De là un patient tricotage d’absurde et d’étonnement qui ne peut trouver de résolution que dans ses derniers coups de force. Sauf qu’ici, au moment où le film devrait décoller, Loznitsa décide de nous embarquer dans une longue, très longue scène de rêve où s’explicite toute sa matière métaphorique. Comme si le cinéaste avait craint de n’être pas compris. Du coup la leçon paraît bien lourde et ennuyeuse.
GO

Un ogre

Séance euphorique, mêlée de fous rires et d’applaudissements, pendant le très beau documentaire de Sonia Kronlund (Madame « Les pieds sur terre » sur France Cul), Nothingwood. Il y a Bollywood, Hollywood, et donc « Nothingwood » pour désigner le cinéma afghan, « parce qu’on le fait avec rien », comme l’explique le cinéaste-producteur-acteur Salim Shaheen, ogre hyperactif et hilarant qui a réalisé une centaine de série Z dans son pays. Après avoir sillonné l’Afghanistan pendant des années, Kronlund s’est décidée à montrer son versant le plus joyeux à travers le portrait de cet homme et de sa troupe d’assistants, dont notamment l’un de ses plus fidèles acteurs qu’il a pris sous son aile, sorte de grande folle excentrique qui s’amuse à jouer des personnages féminins. Avec justesse et sans surplomb déplacé, Kronlund suit cette bande de joyeux lurons qui tournent avec trois fois rien des films d’action au milieu d’un pays ravagé par la guerre. Le premier motif comique surgit du contraste entre cette frêle intello occidentale qui enchaîne les clopes, toujours à la traîne de son sujet, et l’énergie de Shaheen, bavard intarissable et un peu mythomane sur les bords qui donne le sentiment de contrôler toutes les bouffées de folie et de pittoresque qui se dégagent de lui pour les offrir à la caméra qui le scrute. La vérité et le masque, le documentaire et le cabotinage se mêlent jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une sorte de productivité joyeuse, d’enthousiasme créatif qui contamine tous ceux qui se trouvent sur la route de Shaheen. Dans une très belle scène, la réalisatrice (qui met ici à profit son art de l’entretien cultivé depuis des années à la radio) interviewe un islamiste qui témoigne masqué : l’homme est un fan du cinéaste et explique que beaucoup d’islamistes possèdent ses films sur leur smartphone et ont mis en place un trafic de DVD, alors même que toute forme d’art est prohibée par leur idéologie. Sans jamais tomber dans l’éloge complaisant, Nothingwood suggère l’idée d’un inépuisable et universel besoin de fiction à travers le portrait de ce personnage excentrique et bigger than life, très certainement l’un des plus marquants du festival.
MJ

Guerre civile

Petite déception à la Quinzaine, où était projeté Bushwick, un survival urbain dont on attendait beaucoup. Sur le créneau des objets bis hargneux et dérangeants, il faut dire que la Quinzaine s’est souvent placée comme un défricheur inspiré, depuis Le Massacre à la tronçonneuse de Tope Hooper jusqu’au Green Room de Jeremy Saulnier. Le pitch de Bushwick faisait saliver : au petit matin, les rues de Brooklyn s’enflamment après que des mercenaires ont envahi le borough en tirant sur tout ce qui bouge. On apprendre un peu plus tard qu’il s’agit en fait d’une armée de rednecks surentraînés, fomentant un remake de la Civil War. Mais cette nouvelle Confédération fera face à la résistance farouche des résidents du quartier, chaque communauté n’hésitant pas à sortir les armes pour défendre son ter-ter. À l’arrivée, cette production Netflix ressemble à une version Disney Channel des Fils de l’homme, le duo Murnion-Milott filmant Brooklyn en état de siège avec la même intensité qu’une partie de softball dans la banlieue de Tourcoing. La violence des affrontements est émoussée par la radinerie du budget, les acteurs jouent comme des chèvres, et la mise en scène se contente de surfer avec monotonie sur la logique de son plan séquence unique. Bref, on s’ennuie gentiment devant ce chaos urbain sans pilote à bord, qui donne au mieux la sensation d’avoir regardé de loin une partie de GTA5.
LB

Un vieil arbre

Prisée à Cannes, l’agonie du troisième âge est un genre qui peut inspirer de très belles choses (Mia Madre de Nani Moretti), et d’autres beaucoup moins aimables (Amour de Michael Haneke). Programmé à l’ACID, Last Laugh de Zhang Tao est loin d’être à la hauteur de ces grosses carosseries, abordant le crépuscule de la vie sur un mode sobre et mineur, parfaitement approprié à une fin de festival (le film dure 1h20). En attendant de trouver un lit disponible dans un hospice où elle est poussée, contre son gré, par sa progéniture, une octogénaire chinoise est transportée de maisonnette en maisonnette, dans un village de montagne qui rend chaque déplacement très laborieux. Les enfants se refilent le corps et la responsabilité de cette vieillarde avec un désintérêt sensible, dont le film fait presque son seul sujet – cruauté des rapports familiaux, égoïsme et lâcheté des individus. Le tableau n’est pas joli joli, mais Last Laugh vaut moins pour ces interactions convenues que pour l’objet d’indifférence qui les attise – ce corps auguste, digne, si dense qu’il semble fait d’écorce, et qui n’oppose à la détresse de sa condition que de mystérieux fous rires. Un brin répétitif, le film se résume tout entier à la sidération de cette masse immobile et oubliée, chaque fois posée dans le plan comme un meuble en trop.
LB

Chronic’art recrute #saison 3

À deux jours des résultats, les deux favoris ne laissent plus aucune chance à leurs poursuivants: Isabelle et Mathieu, chapeau.

Tous les résultats ici :